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Effet post-traumatique de ma rencontre avec Boulon et Bébétâ, j’ai peur dès que je sors de ma cellule. J’explore l’environnement avec appréhension, derrière moi, tout autour, sur le qui-vive en permanence. De loin, je vois Boulon faire ses affaires, ses trafics, il se retourne mais n’a pas l’air de me voir. Pour lui, je ne suis rien d’autre qu’une affaire. Je n’existerai de nouveau à ses yeux que s’il reçoit une nouvelle commande, et la seule question qu’il se posera alors, c’est de savoir jusqu’où il devra aller et s’il est suffisamment payé pour ça. Quant à Bébétâ, quand il me croise, il sourit béatement, il lève la main, paume dans ma direction, comme je lui ai montré, il est drôlement content de me dire bonjour, comme si m’avoir écrabouillé tous les doigts avait créé entre nous de nouveaux liens affectifs. Ce qui s’est passé dans la buanderie a déjà été chassé de la partie de moelle épinière qui lui tient lieu de cerveau.

Jérôme ne me trouve pas très loquace, forcément. Lui, c’est un bavard, il a besoin de parler ; moi, j’ai les idées noires. Le médicament y est peut-être pour quelque chose. Je rumine le « message ». Ce qui m’inquiète, évidemment, c’est la suite. C’était d’ailleurs bien ça, le vrai message : nous n’en sommes qu’au début.

Bon Dieu, je ne sais absolument pas quoi faire.

Depuis le début, j’agis sans savoir comment tout ça va finir.

Depuis le début, ce n’est qu’une suite de stratégies à court terme.

J’improvise sans cesse.

Je réagis quand j’ai le nez sur l’événement.

J’en prends plein la gueule dès mon arrivée, mais ensuite, je trouve le major Morisset et je gagne sa protection. On me casse les doigts, mais ensuite, je me débrouille pour être transféré dans une cellule à deux, dans une section mieux protégée.

Au pire, je survis à l’épreuve.

Au mieux, je parviens à reculer l’échéance.

Mais fondamentalement, depuis l’instant où j’ai appris qu’Exxyal me menait en bateau, quand j’ai compris que tout ce que j’avais fait pour être embauché avait été inutile, que j’avais volé l’argent de ma fille pour rien, depuis que j’ai senti cette colère noire m’envahir, je réagis, je tâche de trouver des solutions, mais je n’ai jamais de stratégie globale. Pas de plan qui intégrerait les conséquences. Je ne suis pas un malfrat. Je ne sais pas faire.

Je me débats.

D’ailleurs, si j’avais une stratégie d’ensemble et qu’elle m’avait conduit là où j’en suis, je pourrais dire que c’est une très mauvaise stratégie.

Le premier message m’est bien arrivé.

Que va-t-il se passer maintenant ?

Il faut absolument que je trouve un moyen d’empêcher le second message de me parvenir.

Curieusement, c’est le psychiatre chargé de l’expertise qui me met sur la piste.

Cinquante ans, classique, jargonnant mais ouvert. Il prononce toutes ses phrases comme des sentences essentielles et se fait une haute idée de sa fonction. C’est pas faux. Sauf qu’avec moi, c’est du beurre. Il suffit de mettre côte à côte mon dossier et mon CV et vous avez le diagnostic. Je ne fais pas trop d’efforts pour le convaincre de ce qu’il sait déjà.

Ce qui me frappe, c’est cette phrase quand il entame l’entretien : « Si vous vouliez me raconter votre vie, que me diriez-vous en premier ? »

Après cette entrevue, je me lance à corps perdu dans le travail.

Comme je ne peux pas écrire, j’ai demandé son aide à Jérôme, je dicte, il écrit, je relis, il corrige sous ma dictée. Ça va assez vite, jamais assez vite pour moi, mais je parviens à masquer que j’ai entamé là une course contre la montre.

Si tout va bien, le manuscrit sera achevé dans quatre ou cinq jours. Je booste mon aventure. J’en rajoute pas mal, je mets de la violence symbolique, j’écris à la première personne, je tâche de faire efficace, ça pourrait marcher. Et je me renseigne sur les journaux que ça peut intéresser.

Mes rapports avec Nicole sont devenus difficiles. Elle est très déprimée, elle vit dans l’attente, dans la menace, elle me voit en prendre plein la tête. Nicole est très seule, elle va très mal et je ne peux rien pour elle.

La semaine dernière :

— Je vais vendre l’appartement, me dit-elle. Je vais t’envoyer les papiers, il faut que tu signes et que tu me les renvoies rapidement.

— Vendre l’appartement ? Mais pourquoi ?

Je suis sidéré.

— Ton procès avec ton ancien employeur va arriver et si tu es condamné à des dommages-intérêts, je veux pouvoir les payer.

— On n’en est pas là !

— Non, mais on y vient. Et puis, je n’ai pas besoin de cet appartement. Pour moi seule, c’est trop grand.

C’est la première fois que Nicole évoque aussi clairement l’idée que je ne reviendrai sans doute jamais vivre avec elle. Je ne sais pas quoi dire. Je vois qu’elle regrette de s’être laissée aller à cette vérité-là.

— Et puis, il y a les frais de justice, reprend-elle pour noyer le poisson.

— Mais il n’y a quasiment pas de frais, on ne paie pas l’avocat !

Nicole semble atterrée, je ne vois pas pourquoi.

— Alain, je ne dis pas que ta situation en prison est une part facile, mais vraiment tu es loin des réalités !

Je ne dois pas avoir la tête d’un homme qui comprend ce qu’on lui dit.

— Je ne veux pas que Lucie travaille pour rien, assène Nicole avec fermeté. Je veux qu’elle soit payée. Elle a abandonné son travail pour assurer ta défense, elle prend sur ses économies pour remplacer le salaire qu’elle n’a plus. Et…

— Et quoi ?

Au point où j’en suis… Nicole se lance :

— Et maître Sainte-Rose lui coûte très cher. Très cher. Et je ne veux plus qu’elle paye.

Cette information me sidère.

Après Mathilde, voici Lucie endettée pour son père.

Je n’arrive pas à regarder Nicole en face.

Elle non plus.

La démarche de Lucie auprès de maître Gilson, son ex-copine de fac, n’a évidemment rien donné. Lucie n’avait rien à proposer en échange. Elle demandait seulement un peu de bienveillance et de mansuétude. J’ai eu beau l’assurer que les Messageries pharmaceutiques n’avaient pas ce genre de sentiments en magasin, il a quand même fallu qu’elle tente sa chance, c’était plus fort qu’elle. Lucie est un très bon avocat, mais elle est aussi un peu naïve. Ce doit être une tendance familiale. Moyennant quoi, évidemment, le dialogue a tourné à l’humiliation. Comme si le simple refus de son client n’était pas suffisant, sans aucune compassion pour ce que je vis et pour ce que je risque, la copine de fac s’est en plus vautrée dans la revanche contre Lucie. Comme si une fille qui se fait piquer un flirt pouvait être mise en balance avec un sexagénaire menacé par trente ans de prison. C’est sidérant. Bref, Lucie veut que je tente une démarche auprès de Romain. S’il accepte de ne pas témoigner, les Messageries perdent leur seul témoin et selon elle, tout leur système tombe à l’eau. Elle pense alors pouvoir s’engouffrer et démonter l’accusation. Moi, je trouve un peu dérisoire de s’intéresser à cette question alors que je suis destiné aux assises, mais il paraît que Sainte-Rose, son âme damnée, y tient vraiment.

— Il veut assainir le dossier, m’explique Lucie. Il va falloir te présenter sous un jour pacifique, montrer que tu n’as rien d’un homme violent.