Je suis un non-violent avec un Beretta 9 mm.
Bien.
Je promets quand même d’envoyer une lettre à Romain ou de demander à Charles d’aller le voir pour lui en parler, mais je sais que je n’en ferai rien. Tout mon intérêt, et la sécurité de Romain, commandent, au contraire, qu’il reste un adversaire aux yeux de tous.
38
J’ai appris hier que le second message allait arriver.
Je n’en ai pas dormi de la nuit.
Les « parloirs » nous sont signalés la veille, mais on ne nous donne jamais l’identité des visiteurs. Pour certains, c’est la surprise, et pas toujours agréable. C’est mon cas ce matin.
C’est le messager, j’en suis sûr. Nicole ne doit pas venir cette semaine et il y a belle lurette que je n’espère plus la visite de Mathilde. Quant à Lucie, en tant qu’avocate, elle a ses entrées, c’est différent. Et de toute manière, mon dossier lui donne trop de travail actuellement pour qu’elle puisse prendre le temps de venir me rendre visite.
Il est 10 heures exactement.
On se tient en rang dans le couloir en attendant l’appel de notre nom. Certains sont excités, d’autres fatalistes. Moi, je suis effrayé. Fébrile. C’est l’expression utilisée par Jérôme, mon arnaqueur préféré, quand il m’a vu quitter la cellule. Dans le couloir, un détenu que je connais me dévisage. Il est inquiet pour moi. Il a raison.
David Fontana est en costume cravate. Presque chic. Si je ne savais pas de quoi il est capable, je le prendrais simplement pour un cadre supérieur. Il est bien plus que ça. Même assis, il est une menace. C’est le genre qui choisit Boulon comme messager mais qui préférerait faire le travail lui-même si l’occasion le permettait.
Il a des yeux très clairs. Il ne cille quasiment jamais.
Sa présence remplit l’atmosphère de la petite cellule, derrière laquelle passe un gardien toutes les quarante secondes. Fontana dégage une puissance, une violence effrayantes. Je suis certain qu’il peut me tuer net entre deux passages du gardien.
Rien qu’à le voir, j’entends mes doigts qui craquent quand on les retourne sur le dos de ma main. Frisson dans l’échine.
Je m’assois face à lui.
Il me sourit calmement. Je ne porte plus de bandage mais les doigts sont toujours très gonflés et ceux qui ont été cassés sont encore pris dans des attelles qui se salissent. J’ai tout du type qui a eu un grave accident.
— Je vois, monsieur Delambre, que vous avez reçu mon message.
Sa voix est froide. Cassante. J’attends. Ne pas le mettre en colère. Laisser venir. Gagner du temps. Et surtout, surtout, faire en sorte de ne pas le fâcher, de ne pas l’obliger à donner à Boulon et à Bébétâ l’ordre de me tirer jusque dans l’atelier et de me serrer la tête entre les mâchoires de l’étau…
— Enfin, mon message… Je veux dire le message de mon client, corrige Fontana.
À mon avis, l’identité du client a changé. Exit Bertrand Lacoste. Le grand consultant a fait ses preuves, elles sont accablantes. Sa petite stagiaire polonaise l’a mis au fond du trou et il n’est pas près de s’en relever. Décidément, pas heureux avec les embauches, le seigneur du management. Il doit méditer la leçon de son discrédit et se dire qu’on ne se méfie jamais assez des petits, des médiocres. Sa géniale idée d’une prise d’otages pour évaluer les cadres a été une catastrophe historique. Exxyal doit se charger de répandre la nouvelle. Son évolution de carrière vient d’en prendre un sérieux coup derrière les oreilles. Et sa boîte de consultant a à peu près autant d’avenir que moi.
Exit Lacoste, entrée du Grand Sachem.
Alexandre Dorfmann soi-même aux commandes. Ès qualités.
On change de catégorie.
On a confié l’entrée en matière aux semi-pros, voici maintenant les experts.
De Lacoste à Dorfmann, on sent tout de suite le changement de méthode. Le premier fait des promesses d’embauche, ça ne porte pas à conséquence. Le second engage Fontana qui m’envoie Bébétâ et Boulon en commando. Dorfmann a dû dire : « Je ne veux pas connaître les détails. » Comme dit l’autre, cet homme a les mains propres, mais il n’a pas de mains. Fontana a d’ailleurs dû approuver, cet engagement de discrétion lui permettant de tripler ses honoraires et de régler l’affaire à sa façon. Dont il m’a donné un premier aperçu.
Fontana attend calmement que ma réflexion s’achève, que je reconstitue le puzzle. En organisant la fausse prise d’otages pour Exxyal, il était dans un rôle de composition. En venant me demander des comptes, il est enfin dans son élément. Ça se voit. Il est très à l’aise, on dirait un athlète heureux de retrouver la cendrée après un claquage malencontreux.
Si j’ai reçu son message ? Tu parles.
J’avale ma salive et j’approuve en silence.
De toute façon, les mots ne sortiraient pas. Le découvrir ici me rappelle ma colère, Exxyal, Bertrand Lacoste, tout ce qui m’a conduit en prison. Fontana, je le revois encore, pendant la prise d’otages, me sauter dessus, les dents serrées. S’il avait pu me tuer déjà à ce moment-là, il l’aurait fait. Ensuite il clopine jusqu’à la fenêtre avec la jambe en sang. Dans le parloir, ça sent de nouveau la cordite, j’ai l’impression d’avoir dans la main l’arme froide et lourde avec laquelle je tire dans les fenêtres. Je voudrais l’avoir encore avec moi, cette arme, là, dans ma main, pouvoir la tendre à bout de bras et lui coller deux balles dans la tête, à Fontana. Mais il n’est pas venu pour se faire tuer par ma rage. Il est venu pour me reprendre le peu que j’y ai gagné.
— Le peu…? demande-t-il. Vous plaisantez, j’espère !
Nous y voilà.
Je ne bouge pas.
— Nous allons en parler, mais d’abord, mes félicitations, monsieur Delambre. Très joli coup. Vraiment très beau. Je m’y suis laissé prendre, c’est dire…
Son visage dément son admiration. Il garde les lèvres serrées, ses yeux se plantent dans les miens. Il exsude les messages subliminaux et je les reçois tous cinq sur cinq. Ils tournent tous autour de la même idée : je vais t’écraser comme une merde.
— Un observateur débutant dirait que l’affaire était bien préparée, mais je pense que c’est exactement le contraire. Vous ne seriez pas là… Vous êtes un réactif, pas un stratège. Vous improvisez. Ne jamais faire ça, monsieur Delambre (il souligne de l’index). Jamais.
Je lui ferais volontiers remarquer que sa magnifique préparation n’a pas empêché sa prise d’otages de tourner en eau de boudin. Mais toute mon énergie consiste au contraire à ne rien laisser percer, à rester de marbre. Mon cœur cogne à cent trente à l’heure. Je le hais autant qu’il me terrifie. Capable de m’envoyer des tueurs jusque dans ma cellule. Même la nuit.
— Encore que, reprend-il, pour une improvisation, je dois dire, c’était assez bien vu. J’ai mis du temps à comprendre. Et bien sûr, quand j’ai compris, il était trop tard. Enfin, trop tard… Nous allons rattraper le temps perdu, monsieur Delambre, j’en suis certain.
Je ne bouge pas d’un cil. Respirer par le ventre. Aucun mouvement, ne laisser filtrer aucune émotion. De marbre.
— M. Guéneau a été interrogé le premier. Ça, je pense que ça a été votre coup de chance. Parce que, malgré les apparences (il désigne vaguement le décor autour de nous), vous avez eu de la chance, monsieur Delambre. Jusqu’à aujourd’hui, je veux dire.
J’avale ma salive.
— Si M. Guéneau avait été interrogé plus tard, reprend Fontana, votre plan aurait fonctionné aussi, mais vous, je ne crois pas que vous seriez passé à l’acte. Vous auriez mesuré les risques plus finement. Et finalement, vous n’auriez pas osé. Sauf que là… comme c’était offert… Ça a été plus fort que vous. Vous n’avez pas résisté à la tentation. Vous vous souvenez comme il avait peur, monsieur Guéneau ?