Jean-Marc Guéneau, avec ses yeux dans tous les sens. Je le revois se raidir aux questions posées par le jeune Arabe. Et à côté de moi, la bécasse de Lacoste qui…
Fontana a très bien vu tout cela.
— L’interrogatoire de M. Guéneau se passe mal. Vous sentez que Mlle Rivet n’est pas à la hauteur, ses questions sont maladroites, elle perd pied, elle ne parvient pas à s’imposer, alors forcément, M. Guéneau commence à douter, il tourne la tête à droite à gauche, il ne sent pas encore le stratagème, mais ça ne va pas tarder, on sent que ça part en torche. C’est là que vous décidez d’intervenir…
Je me revois approcher le micro. Et quelques minutes plus tard Jean-Marc Guéneau est à poil dans ses sous-vêtements féminins rouges à dentelle… Il sanglote debout. Puis il se précipite sur l’arme dont il avale le canon.
— Il était désespéré, cet homme. En fait, vous ne calculez pas suffisamment mais je dois reconnaître que vous avez une sacrée intuition.
Admiratif, Fontana. Il espère seulement que le visage de glace que je tente de lui opposer va se briser. Il essaye tout.
— Vous l’avez terrassé. Il était prêt à vendre son entreprise, à la brader, il était prêt à tout donner, les secrets bancaires, les contrats occultes, les caisses noires… Et c’est ça que vous attendiez.
Oui, c’est ce que j’attendais, même si je n’espérais pas que ça arrive aussi rapidement. Que cet homme sur lequel je comptais soit interrogé le premier, c’était une chance à laquelle je ne m’attendais pas.
Il s’assoit au bureau que lui désigne le chef du commando.
Il relie son Blackberry à l’ordinateur portable et se connecte à l’intranet d’Exxyal-Europe.
Il clique une fois, deux fois. Il arrive sur les finances.
J’attends quelques instants, j’observe avec attention.
Il entre ses codes personnels, le premier, le second.
Ce que je guette, c’est un geste typique : celui que l’on fait quand les codes sont entrés. Lorsque la voie est enfin libre et que l’on peut enfin se mettre au travail. Un minuscule réflexe de relâchement qui se voit dans les mains, dans les épaules.
— Alors, vous vous levez. Et vous dites : « Salaud. » Je me suis toujours demandé, dites-moi, c’était un « salaud » au singulier ou au pluriel ?
Je ne bouge pas.
Fontana m’observe une seconde.
Il reprend.
— La suite n’est qu’une mise en scène. Vous êtes terrifié par ce que vous faites et c’est ça, votre grand truc ! Votre trouvaille ! Parce que votre émotion est réelle, votre terreur est réelle, vous êtes en train de faire un truc d’un culot incroyable ! Et tout le monde prend votre peur pour le résultat de cette prise d’otages spontanée, celle du cadre qui pète les plombs, débordé par son propre geste, mais cela sert avant tout à distraire notre attention.
Je mets les otages en ligne, j’applique à la lettre tout ce que Kaminski m’a expliqué. Fouiller les gens en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre. Les doigts bien écartés. La position dos à la porte. Je tire dans les fenêtres…
— Et enfin, l’occasion vous est offerte par M. Cousin. Ah, il avait envie de jouer les héros, celui-là ! Mais si l’occasion n’était pas venue de lui, elle serait venue de quelqu’un d’autre. Peu vous importait. Moi, vous m’avez repoussé uniquement pour donner du crédit à votre démarche, mais mon intervention aurait pu être la bonne. Parce que tout ce que vous désiriez, justement, c’était être mis en échec… Personne ne pouvait comprendre ça.
Paul Cousin, le spectre. Couleur de craie. Il se dresse, debout, face à moi. Il est parfait. Exactement ce qu’il me fallait, c’est vrai. Quand il s’interpose, il est l’incarnation de la légitimité de l’entreprise. Comme dans un tableau de genre, il est « le Cadre outragé, dressé face à l’Adversité ».
— Ce dont vous avez besoin, c’est d’avoir l’air battu. Pour pouvoir nous enfermer. Pour faire mine de renoncer et de vous rendre. Et enfin, faire ce que vous visez depuis le début : aller vous réfugier dans la pièce où l’ordinateur portable est resté ouvert sur la session de M. Guéneau… L’accès est ouvert. Notre prise d’otages vous a offert un boulevard vers les comptes d’Exxyal. Vous n’avez plus qu’à vous asseoir, vous n’avez plus qu’à tendre le bras et à vous servir.
David Fontana s’arrête.
Il est sincèrement admiratif. Complicité suspecte, une admiration qui va me coûter cher. Qui est destinée à me coûter…
— Dix millions d’euros, monsieur Delambre ! Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère !
Je suis sidéré.
Même son client ne lui a pas dit la vérité.
J’ai raflé 13,2 millions.
Du coup, j’ai baissé la garde, un vague sourire a dû flotter sur mon visage. Fontana est aux anges :
— Bravo, monsieur Delambre. Si, vraiment ! Je me fous des détails techniques. Selon l’informaticien qui a expertisé la fuite, vous avez programmé un virement vers un compte offshore qui a ensuite effacé toutes vos traces.
En réalité, c’est beaucoup plus savant que ça.
Quand j’abandonne les otages et que je m’installe derrière l’ordinateur portable, je n’ai qu’une quinzaine de minutes devant moi et mes connaissances en informatique sont rudimentaires. Je sais utiliser un tableur et un traitement de texte. Au-delà… Mais je sais aussi connecter une clé USB et envoyer un mail. Romain m’a dit que c’était suffisant. Il a travaillé près de trente heures de suite pour mettre ça au point. Le logiciel qu’il a installé sur la clé USB fait le travail tout seul dès qu’il est activé. Il faut moins de quatre minutes pour que Romain, depuis son poste, chez lui, pose un cheval de Troie dans l’intranet d’Exxyal, auquel je viens de lui donner accès, et qui lui permettra de revenir en visite aux heures ouvrables, le temps nécessaire pour accéder aux comptes, sécuriser le virement vers un paradis fiscal et effacer toutes ses traces.
Mais Fontana a au moins raison sur ce point, tout ça ne change rien au résultat.
— D’autant bien joué que vous agissez en toute impunité. Vider la caisse noire d’une compagnie pétrolière, celle qui sert à distribuer des pots-de-vin un peu partout, à payer des commissions occultes… c’est être au moins certain qu’on ne va pas porter plainte contre vous.
Ne plus réagir.
Il n’a pas tout compris mais il a l’essentiel.
Les détails importent peu.
Fontana ne bouge pas. Les secondes s’égrènent.
— Au fond, malgré les apparences, vous n’avez réfléchi à rien. Votre action, c’est un pur réflexe de colère. Vous êtes parti en courant avec la caisse, vous avez fait quarante mètres et vous vous êtes arrêté là. Et nous voici face à face, monsieur Delambre. Quel mauvais calcul… Sincèrement, pour moi, c’est un mystère. Enfin… j’ai mon idée. Je pense que vous n’avez pas pris cet argent dans l’espoir d’en profiter vous-même. Vous l’avez mis au chaud pour votre petite famille, pas pour vous. Après une pareille prise d’otages, vous ne pouvez vous faire aucune illusion : au mieux, vous allez sortir d’ici dans une quinzaine d’années. Si vous n’avez pas le cancer avant.
Fontana laisse peser un lourd silence.
— Ou si je ne vous fais pas tuer d’ici là. Parce que mon client est très, très, très en colère, monsieur Delambre.