J’imagine les réactions, en effet. Le conseil d’administration d’Exxyal-Europe n’est certainement pas informé des détails, mais les actionnaires clés n’ont pas pu être laissés dans l’ignorance. Un trou de treize bâtons d’euros dans la caisse, on a beau aimer son P-DG, ça indispose toujours un peu, forcément. Évidemment, on ne vire pas un patron de grande entreprise pour un trou de treize millions, ce serait ridicule, mais on préférerait quand même que l’ordre soit respecté. Le capital d’un côté, le chômage de l’autre. Dorfmann a dû donner des garanties à ses actionnaires. Il a promis de retrouver la caisse noire, de la restituer.
Dès que Fontana regarde ma main, elle me fait terriblement souffrir. J’ai la gorge sèche.
— Combien voulez-vous ?
Ma voix ne porte pas. Je suis obligé de répéter ma question :
— Combien voulez-vous ?
Fontana est surpris.
— Mais tout, monsieur Delambre. Absolument tout.
OK. Maintenant je vois très clairement pourquoi Exxyal ne lui a pas donné les vrais chiffres.
Si je rembourse ce qu’on annonce, dix millions, il m’en reste trois.
C’est l’offre d’Exxyal.
On ne compte pas ce qui est après la virgule. On ne mégote pas.
Vous rendez la caisse noire, vous conservez trois millions d’euros, la vie sauve et tout rentre dans l’ordre. On passe l’éponge, les pertes et profits sont faits pour ça. Si je retire la part de Romain, il me reste deux millions. Adieu veaux vaches cochons couvées. Je me raisonne : sortir vivant et entier, déjà, ce serait bien. Deux millions, ça rembourse largement Mathilde, Lucie, ça permet à Nicole de revenir sur sa décision de vendre l’appartement.
Je pense quand même que je devrais avoir droit à un peu plus que ça. J’ai déjà retourné maintes fois le calcul dans ma tête. Ce que j’ai pris à Exxyal-Europe, c’est moins de trois ans de revenus d’un grand patron. Bon, ça fait mille ans de SMIC mais merde, ça n’est quand même pas moi qui fixe les tarifs !
Je tire ma dernière cartouche.
— Et le fichier des destinataires, j’en fais quoi ?
Je n’ai pas élevé le ton. Fontana lève les sourcils, sa question reste muette. Il rentre très légèrement les épaules, comme quelqu’un qui s’attend à recevoir une brique sur la tête.
Je ne bouge pas. J’attends.
— Expliquez-moi ça, monsieur Delambre.
— Pour l’argent, j’ai entendu votre proposition. Ce que je veux savoir, c’est ce que je dois faire de la liste des contacts de votre client. La liste des personnes à qui ces fonds étaient destinés. Avec les références des comptes sur lesquels ils attendent que l’on verse la juste rémunération des services qu’ils ont rendus à votre client. Il y a de tout là-dedans : des sous-ministres français, des ministres étrangers, des émirs, des hommes d’affaires… Je veux savoir ce que j’en fais, parce que vous ne m’en parlez pas.
Fontana est très agacé. Mais pas seulement par moi. Son client ne lui dit pas tout et il trouve ça très énervant. Il serre les mâchoires.
— Il va me falloir une preuve tangible pour mes clients. Une copie de votre document.
— Je vais vous faire parvenir la première page. Tout est stocké sur le Net. Dites-moi à quelle adresse e-mail je dois vous envoyer ça.
J’ai de nouveau créé le doute. Fontana est un homme prudent. Il va enquêter. Si je dis vrai, son client va devoir marcher sur des œufs avec moi. Pour le moment, j’ai gagné un répit.
— Bien, dit-il enfin. Je crois qu’il va falloir que je discute avec notre client.
— Ça me semble une très bonne idée… Discutez-en.
Je pousse mon dernier pion. Je souris largement, très sûr de moi :
— Vous me tenez au courant ?
Fontana n’a pas esquissé un geste, je suis déjà debout.
Je marche dans le couloir.
Jambes en coton.
Dans deux jours, trois au plus tard, Fontana va s’apercevoir que j’ai bluffé.
Que je n’ai aucune liste de quoi que ce soit.
Il va être furieux.
Si ma nouvelle stratégie ne donne pas des résultats sous deux jours, Bébétâ et Boulon vont gagner une fortune : le prix de mes entrailles à dévider sur le sol en béton de la cour de promenade.
39
Premier jour, rien.
Lors de mes déplacements, j’observe Boulon avec anxiété. Pour lui, je n’existe pas. Il n’a pas reçu d’ordre me concernant. Je suis encore en vie aujourd’hui.
Garder confiance.
Ça devrait marcher. Ça doit marcher.
Deuxième jour, rien.
Bébétâ soulève de la fonte dans la salle de gym. Il pose ses haltères pour lever la main à mon intention parce qu’il ne peut pas me saluer de la tête en faisant autre chose.
Chez lui, tout se voit. Il n’a pas reçu d’ordre me concernant.
La journée passe lentement, Jérôme veut parler, il voit que ce n’est pas le moment.
Je ne fais qu’une seule sortie hors de ma cellule. Je tente de négocier une lame à un type que je connais. Je veux pouvoir me défendre, même si je ne suis pas certain de savoir le faire quand j’en aurai l’occasion. Je n’ai rien à échanger qui l’intéresse. Je regagne ma cellule bredouille.
J’arrête de manger. Pas faim.
Je ne cesse de remuer tout ça dans ma tête. Ça peut marcher. Demain est un autre jour.
Je m’accroche à ça.
Troisième jour. Le dernier.
Je ne vois ni Boulon ni Bébétâ.
Ce n’est pas bon signe.
Généralement, je sais où on peut les trouver. Je n’ai pas très envie de les croiser, mais ne pas les voir m’angoisse encore plus. Je fais un large tour des zones qu’ils fréquentent. Je donne l’impression de longer les murs. Je cherche le major Morisset et je me souviens qu’il est absent pour quelques jours. Un de ses copains est en train de mourir. Il est à son chevet.
Je rentre dans ma cellule, je ne me déplace plus.
S’ils me cherchent, ils devront venir jusqu’ici.
Je transpire depuis les premières heures du matin.
Midi arrive.
Aucune nouvelle.
Demain, je suis mort.
Pourquoi ça n’a pas marché ?
Et puis 13 heures.
TF1.
Ma tête en première page du journal. C’est une photo d’identité qui remonte au jurassique, je ne sais pas comment ils se la sont procurée.
Aussitôt, deux détenus, trois, quatre, se précipitent pour voir la suite du journal dans notre cellule. Ils se tapent sur les cuisses. Les autres gars font : « Chttt !! » pour mieux entendre les commentaires. Une petite bombe.
Le journaliste déclare que ce matin, Le Parisien a publié une double page sur moi, sur mon histoire, et livré un montage des premières pages du manuscrit que je leur ai envoyé. Ils ont gardé le meilleur. J’annonce la parution du livre qui raconte mon histoire.
Et Céline, c’est le témoignage pathétique d’une victime de la crise. Exemplaire.
Rappel des faits. Delambre. C’est moi. Un détenu me tape dans le dos avec admiration.
Delambre : chômeur senior à la recherche d’un emploi. Son parcours, son histoire, les années heureuses, le chômage en fin de carrière, le sentiment d’injustice, les années de galère, la descente aux enfers, l’humiliation devant les enfants, l’espoir de retravailler sans cesse déçu, la glissade dans la gêne, la chute dans la dépression. La prise d’otages, geste de désespoir.
Morale de l’histoire : il risque trente années de prison.