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— Gagner quoi ? demande Lucie pour calmer le jeu.

— Eh bien, bredouille Gregory, qui ne s’attendait pas à une attaque aussi basse, eh bien, gagner…

— Autant d’énergie pour un timbre ou pour trente euros de frais d’inscription, je doute un peu de l’intérêt. C’est de l’énergie qu’on pourrait consacrer à des causes plus généreuses, non ?

Voilà globalement le schéma. À partir de là, Mathilde vient au secours de son con de mari, Lucie s’entête et, quelques minutes plus tard, les deux sœurs s’étripent. Nicole finit par taper du poing sur la table, mais toujours avec un petit peu de retard sur le bon timing. Et quand nous sommes de nouveau seuls, elle me fait la gueule jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Alors elle explose à son tour et, après les enfants, ce sont les parents qui s’engueulent.

— T’es vraiment chiant ! dit Nicole.

En sous-vêtements, elle claque la porte de l’armoire de la chambre et disparaît dans la salle de bains. Je ne vois que ses fesses à travers le slip, mais c’est déjà sacrément bien.

— J’étais en forme, je reconnais.

Mais mes sketchs ne la font plus rire depuis une bonne vingtaine d’années.

Lorsqu’elle regagne la chambre, je suis à nouveau plongé dans mes fiches. Nicole revient sur terre. Elle sait qu’avec cette annonce miraculeuse, nous vivons un enjeu fondamental. Pour moi, cette chance, c’est à peu près tout ce qui me reste. Me voir répéter mes fiches dans le lit, ça la calme. Elle sourit de nouveau.

— Prêt pour le grand moment ?

Elle s’allonge près de moi.

Elle attrape très délicatement les fiches, me les retire lentement comme on enlève les lunettes d’un enfant qui vient de s’endormir. Puis elle glisse sa main sous les draps et me rencontre tout de suite.

Prêt pour le grand moment.

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De : Bertrand Lacoste [b.lacoste@BLC–Consulting.fr]

À : Alexandre Dorfmann [a.dorfmann@Exxyal-Europe.com]

Le : lundi 27 avril — 9 h 34

Objet : Sélection et recrutement.

Bonjour Président,

Je reprends les principaux points de notre récent entretien.

Votre groupe doit procéder dans le courant de l’année à venir à la fermeture de son site de Sarqueville et au vaste plan de licenciement consécutif.

Vous souhaitez choisir celui de vos cadres qui sera chargé de cette mission difficile.

Pour cela, vous m’avez demandé de réfléchir à une épreuve d’évaluation afin de sélectionner le plus solide, le plus fiable, en un mot le plus compétent.

Vous avez retenu mon projet Simulation d’une prise d’otages au cours duquel les cadres à évaluer seront, à leur insu, surpris par un commando armé.

L’épreuve qu’ils subiront permettra de mesurer leur sang-froid, la qualité de leur comportement en situation de stress intense et leur fidélité aux valeurs de leur entreprise, notamment quand les preneurs d’otages exigeront qu’ils les trahissent.

En accord avec vous, nous relierons cette opération à votre recrutement d’un assistant RH : ce sont les candidats à ce poste RH qui seront chargés de conduire le jeu de rôle, ce qui nous permettra d’évaluer leurs qualités professionnelles.

Joindre ces deux opérations ne présente que des avantages : en même temps que vos cadres seront évalués, les candidats au poste RH pourront démontrer leur talent d’évaluateur.

Je me charge de recruter les personnes dont nous aurons besoin et de préparer matériellement le jeu de rôle. C’est, vous le devinez, assez complexe : il faut des armes, des acteurs, un lieu, un scénario solide, un dispositif matériel, des grilles d’observation de comportement, etc.

Il faut par ailleurs trouver une circonstance de convocation qui semble indiscutable. Pour cela, Président, vos lumières seront nécessaires. Et votre complicité. En temps et en heure.

Je vous propose de programmer cette double opération le jeudi 21 mai (il nous faut choisir un jour où les bureaux sont fermés et ce jeudi de l’Ascension me semble bien convenir, si vous en êtes d’accord).

Je vous soumettrai prochainement une proposition.

Bien à vous,

Bertrand Lacoste

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Nicole dit que je suis toujours très négatif et qu’en fait les choses se passent toujours mieux que prévu. Elle a encore raison. Il y a deux jours, j’étais totalement déprimé. Il faut dire : onze adultes dans une salle, à plancher comme à l’école… Ça n’est rien en soi (somme toute, dans la vie, on est évalué en permanence). Non, ce qui me fiche un coup, c’est de m’apercevoir, en entrant dans la salle, que je suis le plus vieux. Que je suis même le seul vieux. Trois femmes, sept hommes, entre vingt-cinq et trente-cinq ans, qui me toisent comme si j’étais une erreur de casting ou une curiosité paléontologique. C’était prévisible, mais quand même, ça démoralise.

Nous sommes reçus par une fille au nom polonais, Olenka je ne sais quoi. Jolie, le type polonais, brillante. Glaciale. Glaçante. Je ne sais pas ce qu’elle fait chez BLC, elle n’a rien expliqué. Mais à voir son attitude autoritaire, son style très directif, on sent qu’elle donne tout ce qu’elle a, qu’elle vendrait son âme pour être crédible. Elle doit être en stage non rémunéré. Derrière elle, on voit des dossiers empilés : les épreuves qu’elle va distribuer dans quelques minutes.

Elle commence par nous faire un topo : nous sommes onze sélectionnés sur cent trente-sept candidats. Pendant une milliseconde, il règne dans la salle une légère atmosphère de triomphe silencieux. Grisant. Elle présente ensuite le poste à pourvoir, sans dévoiler le nom de la société qui recrute. Le job qu’elle décrit me convient tellement bien que pendant sa courte prestation, je me projette entièrement dans la situation où je suis l’heureux élu.

Mais je redescends rapidement sur terre lorsqu’on nous distribue un dossier de trente-quatre pages avec des questions ouvertes, fermées, semi-ouvertes, à moitié fermées, trois quarts ouvertes (je ne sais pas comment ils vont dépouiller ça) et trois heures devant nous.

Je suis pris au dépourvu.

J’ai surtout bûché la législation, mais le questionnaire est très orienté « management, formation et évaluation ». Je dois puiser dans mes réserves, j’essaye de faire remonter des informations qui me semblent dater du Déluge. Depuis ma mise sur la touche, je n’ai plus les réflexes. Les nouvelles méthodes et les gadgets dernier cri que j’ai découverts deux jours plus tôt avec Nicole, je ne les ai pas encore intégrés. Je n’arrive pas à les placer en situation, dans les cas concrets qui nous sont proposés. Parfois, je me lance dans une réponse où je case les expressions à la mode du mieux que je peux, c’est tout ce que je peux faire. Du remplissage.