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Je m’exhorte : crois en ce que tu dis ! Tu es un spécialiste international de la finance, lui, c’est un trou-du-cul. Toi, tu sais ! Lui ne sait rien. Martèle tes phrases !

— … le délai nécessaire pour vérifier les soldes, liquider les actions, procéder aux virements, contrôler les mots de passe… Impossible. Il faut un minimum de deux heures. Je dirais trois.

Pas prévu ce coup-là, Fontana. Il réfléchit. Cherche l’expression d’un doute dans mon regard, une goutte de sueur à la racine de mes cheveux, une largeur anormale de ma pupille. Il consulte enfin sa montre.

— Ça nous fait 18 h 30.

— Qu’est-ce qui me garantit…?

Fontana se retourne violemment. Rageur.

— Rien.

Il n’a pas perçu mon désarroi. Moi, en revanche, je viens de saisir un moment de bascule essentiel : pour Fontana, je ne suis plus une simple affaire à boucler, je suis devenu l’objet d’une haine personnelle. Malgré son savoir-faire, je l’ai mis plusieurs fois en échec. Il en fait une question d’honneur.

En quelques secondes, la rue est vide. Charles, qui avait réussi une avancée jusqu’au réverbère, se lance enfin dans la traversée du trottoir sans assistance.

Je pose ma main sur son épaule.

Charles, c’est tout ce qui me reste.

On s’embrasse. C’est dingue, il sent le kirsch. Ça fait dix ans que je n’ai pas senti ça.

— J’ai l’impression que tu es dans les emmerdes, dit Charles.

— C’est ma femme, Nicole…

Pourquoi j’hésite, je suis incapable de le dire. Je devrais déjà être en train de courir vers le premier ordinateur venu, je devrais me connecter, ramasser le fric à la pelle, remplir la benne et la déverser dans le puits d’Exxyal. Au lieu de quoi je reste là. Je tiens les clés de notre nouvel appartement. Il y a une petite étiquette dans un machin en plastique, comme sur les trousseaux des agences immobilières. Je lis l’adresse. Bon Dieu, c’est vers l’avenue de Flandre. Ce sont des barres ou des tours dans ce coin-là. Les photos donnaient bien cette impression. C’est ça qui me décide.

— Ta femme est pas là ? demande Charles.

Quand je pensais à cet argent, vingt, cent, mille fois j’ai imaginé quel genre d’appartement sublime on allait pouvoir s’offrir Nicole et moi, dans quoi pourraient vivre les filles.

— T’inquiète pas, elle t’attend sûrement à la maison…

Là, j’imagine que Nicole a reposé nos putains de meubles de cuisine. Dans le salon, des tapis élimés comme son gilet. Merde. Après ce qu’on a vécu, on ne va quand même pas tout lâcher. Rouen, c’est deux heures. C’est gagnable. J’ai trois heures devant moi. Ils ne lui feront pas de mal. Ils ne peuvent pas. Ils ne la toucheront pas. Mais d’abord, je dois la rappeler.

— T’as ton portable ?

Charles met un peu de temps à saisir.

— Ton portable…

Charles percute. Il part à la recherche de son téléphone, il va mettre deux plombes.

— Je vais t’aider.

Je fouille dans la poche vers laquelle il se dirigeait. Je compose le numéro de Nicole. Je l’imagine avec son portable. Les filles se foutent d’elle depuis des années. C’est un vieux truc, elle n’a jamais voulu s’en séparer, il a une coque orange, une horreur, quasiment la première génération, il pèse une tonne, il tient à peine dans la main. Des comme ça, il n’y en a pas deux dans le monde. Elle dit toujours : fichez-moi la paix avec mon vieux machin, c’est le mien et il marche très bien. Quand il va être mort, qu’est-ce qu’elle aura les moyens de se payer à la place ?

Une voix de femme. Ça doit être Yasmine, la jeune Arabe de la prise d’otages.

— T’appelles ta femme ? demande Charles.

— Passez-moi ma femme ! je hurle.

La fille pèse le pour et le contre. Dit : « Ne quittez pas. »

Et Nicole.

— Ils t’ont fait mal ?

C’est ça ma première question. Parce que, à moi, ils ont déjà fait très mal. Je ressens des picotements dans tous les doigts. Même dans ceux qui ne fonctionnent plus.

— Non, dit Nicole.

Je reconnais à peine sa voix. Toute blanche. Sa peur est palpable.

— Je ne veux pas qu’ils te fassent du mal. Il ne faut pas avoir peur, Nicole. Tu n’as pas à avoir peur.

— Ils disent qu’ils veulent de l’argent… Quel argent, Alain ?

Elle pleure.

— Tu leur as pris de l’argent ?

Ce serait très compliqué de lui expliquer ça.

— Je vais leur donner tout ce qu’ils veulent, Nicole, je te promets. Toi, promets-moi qu’ils ne t’ont pas touchée !

Nicole ne peut pas parler. Elle pleure. Elle prononce des syllabes que je ne comprends pas. J’essaye de garder le contact.

— Tu sais où tu es ? Dis-moi, Nicole, tu sais où tu es ?

— Non…

Elle parle comme une petite fille.

— Tu as mal, Nicole ?

— Non…

Je ne l’ai entendue qu’une seule fois pleurer comme ça. C’était il y a six ans, quand elle a perdu son père. Elle s’est effondrée sur le sol de la cuisine et elle a pleuré, prononcé des mots sans suite, un chagrin immense, la même voix, aiguë, comme des petits cris.

— Ça suffit, dit la jeune femme.

Elle arrache le téléphone des mains de Nicole. Elle raccroche. Je suis planté sur le trottoir. Ce silence est d’une brutalité définitive.

— C’était ta femme ? demande Charles, toujours en retard d’un wagon. T’es dans les emmerdes, hein ?

Il est gentil, Charles. Je ne m’occupe pas de lui, je ne lui réponds pas mais il est toujours là, patient. Confit dans son odeur de kirsch. Inquiet pour moi.

— Il me faut une voiture, Charles. Maintenant, tout de suite.

Charles siffle. C’est vrai que ça ne va pas être simple. Je reprends :

— Écoute, ça serait un peu long à t’expliquer…

Il m’arrête. Geste direct, presque précis. Je ne pensais pas qu’il en était encore capable.

— T’emmerde pas avec moi !

Court silence. Puis :

— Bon, dit-il.

Il sort quelques billets froissés de sa poche et commence à les déplier pour compter.

— Les taxis sont par là, dit-il en désignant de la tête un point quelque part derrière lui.

Moi, pas la peine de compter, je sais ce qu’on vient de me remettre au greffe pénitentiaire. Je dis :

— J’ai vingt euros.

— Et moi…, compte Charles en vacillant.

Ça prend un temps dingue.

— Vingt aussi ! hurle-t-il soudain. Pareil !

Il lui faut une minute pour revenir de cette découverte stupéfiante.

— On n’a pas de quoi faire un plein, mais ça devrait aller.

48

Le taxi n’a pas traîné en route. Je suis surexcité, l’adrénaline cavale dans mes veines à la vitesse d’un cheval au galop. Il m’a fallu moins de dix minutes pour planter le cric sous la Renault 25 de Charles, repousser les cales et la remettre sur pneus. Charles navigue d’avant en arrière, toujours un peu à la ramasse. Tout ça va terriblement vite pour lui. Tellement vite que le temps de faire le plein au Centre Leclerc du coin de sa rue, à 15 h 45, on passe la porte Maillot. Cinq minutes plus tard, on grimpe sur l’autoroute. Fluide. J’ai l’impression que la direction de la voiture flotte pas mal. Avec la moitié de mes doigts en compote, ça ne facilite pas la tâche. Je compare ma montre à l’horloge du tableau de bord.