— Oh, tu peux y aller, dit Charles en comparant avec sa montre babylonienne, elle prend pas une minute par trimestre !
Calcul rapide. Ça me laisse un peu plus de deux heures. J’appelle les renseignements, je demande la raffinerie d’Exxyal à Sarqueville. « Je vous mets en rapport », dit le gars. Je demande Paul Cousin. Je parle avec une fille puis une autre fille. Je redemande Paul Cousin.
Pas là.
Je pile.
Charles serre sa bouteille de kirsch entre ses cuisses, se retourne aussi rapidement qu’il le peut et regarde par la vitre arrière si un camion n’est pas en train de nous foncer dessus.
— Comment ça, pas là ?
— Pas encore, dit la fille.
— Mais il est là aujourd’hui ?
La fille consulte son agenda.
— Il est là mais c’est une journée un peu difficile…
Je raccroche. Pour moi, il va être là. Réunions ou pas, rendez-vous ou pas, il va être là. Je chasse l’image de Nicole, la voix de Nicole, je ne sais pas où elle se trouve mais il ne lui arrivera rien avant 18 h 30. À cette heure-là, j’aurai réglé le problème.
Au cul, Fontana.
Je serre les dents. Si je pouvais, je serrerais aussi mes mains sur le volant à m’en faire exploser les articulations, qui sont déjà en charpie.
Charles regarde l’autoroute défiler. Il replace sa bouteille de kirsch sous son siège. Les énormes tubulures chromées qui servent de pare-chocs montent jusqu’au tiers du pare-brise et barrent horizontalement une partie de la route. Je ne sais pas ce qu’en diront les flics s’ils nous arrêtent. Je n’ai même pas mon permis sur moi.
Théoriquement, le domicile de Charles, c’est une V6 Turbo, 6 cylindres, 2 458 cm3. Théoriquement. En réalité, elle plafonne à cent dix kilomètres-heure et tremble comme un Boeing qui ferait le point. Avec autant de bruit. On s’entend à peine. Je me plante sur la voie de gauche.
— Tu peux y aller, tu sais ! m’encourage Charles. Elle est pas feignante.
Je ne veux pas être désagréable et lui dire qu’on est à fond. Charles va être déçu. On se laisse porter par le bruit du moteur. La voiture empeste le kirsch.
Une heure après le départ, je tapote le cadran de l’index. La jauge descend tellement vite que j’en crois à peine mes yeux.
— Ah ça, dit Charles, elle suce un peu !
Tu parles. Elle pompe ses douze litres au cent, facile. Calcul rapide. Ça peut tenir. Mais juste. Je fais tout pour chasser Nicole de mes pensées. En m’éloignant de Paris, j’ai la certitude de me rapprocher d’elle. De la sauver.
Putain, je vais le faire.
Je serre le volant parce que la direction tangue vraiment dangereusement.
— C’est douloureux ? demande Charles en désignant mes bandages.
— Non, pas ça…
Charles opine du bonnet. Il croit comprendre ce que je veux dire. Et je me rends compte que depuis qu’il m’a fait le premier signe d’Indien à la sortie de la maison d’arrêt, je lui ai pris son portable, ses vingt euros, sa voiture et que je l’ai embarqué dans l’aventure sans rien lui dire, sans rien lui expliquer. Charles n’a pas posé une seule question. Je me tourne vers lui. Il regarde le paysage défiler. Son visage me bouleverse.
Charles est beau. Je n’ai pas d’autre mot.
C’est une belle âme.
— Faut que je t’explique…
Charles continue de regarder le paysage et lève la main gauche, comme pour dire, c’est comme tu veux, c’est quand tu veux, c’est si tu veux. T’emmerde pas.
Une belle grande âme.
Alors j’explique.
Et là, je revis tout. Nicole. Ces dernières années, ces derniers mois. Je me replonge dans l’espoir imbécile d’être embauché à mon âge, je revois le visage de Nicole, elle est adossée à la porte de mon bureau, elle tient la lettre dans la main droite, elle dit : « Mais mon amour, c’est extraordinaire ! » Charles opine, concentré, l’œil fixé sur l’autoroute qui défile. Les tests, l’entretien avec Lacoste, ma préparation de dingue.
— Bah merde alors, dit Charles, admiratif.
Mon entêtement. La colère de Nicole, l’argent de Mathilde, mon poing dans la gueule de son mari. La prise d’otages, je raconte tout.
— Bah merde alors, confirme Charles.
Le temps pour lui de digérer l’information, on fait trente kilomètres.
— Ton Fontana, demande-t-il, c’est pas un type carré avec des yeux en aluminium ?
Charles l’a remarqué au procès. Lui aussi a été impressionné.
— Toujours en alerte, le type ! Et il avait du monde avec lui. C’est un coriace, ce mec-là. Comment tu dis qu’il s’appelle ?
— Fontana.
Charles médite un long moment sur ce nom. Il marmonne « Fontana » comme s’il mastiquait les syllabes.
La jauge accuse de plus en plus son inclinaison. C’est stupéfiant. On dirait qu’il y a une fuite au réservoir.
— Elle fait au moins du douze litres au cent.
Charles est sceptique.
— Je dirais quinze, déclare-t-il enfin.
Peut-être même que Renault 25 veut dire vingt-cinq litres. On n’en reste pas là, côté consommation. Il me tend sa bouteille et se reprend.
— Non, c’est vrai, tu conduis.
J’ai beau faire tous les efforts pour me concentrer sur autre chose, l’image de Nicole et ses pleurs au téléphone m’envahissent. Je suis certain qu’ils ne lui ont pas fait mal. Ils ont dû venir la cueillir en bas de l’immeuble. L’adrénaline accroît son débit dans mes artères. Des vagues de haut en bas. Je vois Nicole assise sur une chaise, des cordes. Non, c’est idiot, s’il y a encore plusieurs heures à attendre, elle reste libre de ses mouvements. Ça servirait à quoi de l’attacher ? Non. Ils la gardent simplement. Quel genre de lieu ? Nicole. Envie de vomir. Je me concentre sur la route. Paul Cousin. Sarqueville. Toutes mes pensées doivent être dirigées vers ça. Si je gagne ça, je gagne tout court. Nicole de retour. Avec moi.
Je leur ai menti : virer leur argent, c’est l’affaire d’une demi-heure. À cette heure-ci, le virement vers Exxyal pourrait être fait.
Nicole pourrait être libre.
Au lieu de ça, je m’éloigne d’elle aussi rapidement que la voiture le permet.
Est-ce que je suis devenu réellement dingue ?
— Faut pas pleurer, grand…, dit Charles.
Je ne m’en suis pas rendu compte. Je m’essuie les joues du revers de la manche. Ce costume… Nicole.
Cent onze kilomètres. À la hauteur de Criquebeuf. La jauge a l’air de s’éteindre comme une bougie.
— Elle fait pas du quinze litres, Charles. À mon avis, c’est nettement plus !
— C’est possible.
Il se penche vers la jauge.
— Ah oui, quand même ! Là, il va falloir y penser…
Un panneau annonce une station à six kilomètres.
Il est 17 heures.
Il doit nous rester quatre euros et de la ferraille.
Quelques minutes plus tard, la Renault 25 se met à hoqueter. Charles fait la grimace. Je vais me remettre à pleurer. Je tape sur le volant comme un dingue.
— On va trouver une solution, m’assure Charles.
Tu parles. La voiture fait des soubresauts de plus en plus amples, je me rabats sur la droite, je lève le pied pour économiser les ultimes secondes, le moteur cale, sur ma lancée j’aborde la voie de sortie. Station-service. On peut mettre quatre euros d’essence. La voiture ne s’arrête pas, elle fond. Elle meurt. Silence dans l’habitacle. L’accablement. Je regarde l’heure. Je ne sais plus quoi faire. Même si je voulais changer d’avis et faire le virement tout de suite, j’irais où, je ferais comment ?