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Je ne sais même pas où on est. Charles fait une moue d’ignorance.

— Ah si ! hurle-t-il en désignant l’autoroute derrière lui. Là-bas ! J’ai vu : Rouen, vingt-cinq kilomètres !

Ça fait soixante bornes de Sarqueville. La voiture en panne sèche.

Nicole.

Réfléchir.

Je n’arrive pas à aligner deux pensées. Ça s’est arrêté de fonctionner sur l’image de Nicole et sa voix au téléphone. Je n’ai même pas vu Charles ouvrir sa portière et descendre de voiture. Il marche en direction de la station-service selon une trajectoire sinusoïdale. Réfléchir. Du stop. Trouver un autre véhicule. Rien d’autre à faire. Je m’extrais de la voiture et je cours derrière Charles. Il est déjà en discussion avec un blond gigantesque, au visage rouge, casquette sale. J’arrive à leur hauteur. Charles me désigne.

— C’est lui, c’est mon pote…

Le type me regarde. Il regarde Charles. On ne doit pas aller très bien ensemble.

— Je vais après Rouen, lâche-t-il.

— Sarqueville, je dis.

— Je passe pas loin.

Charles se frotte les mains.

— Tu peux emmener mon pote, alors ?

C’est là que je me rends compte de sa force, à mon Charles. Personne ne peut lui résister. Il est confondant de sincérité. Il déborde de générosité.

— Pas de problème, dit le gars.

— Bon bah, faut pas traîner, dit Charles en se frottant les mains.

Le type danse déjà d’un pied sur l’autre. Je serre la main de Charles. Il voit mon embarras.

— T’emmerde pas !

Je fouille dans mes poches. Quatre euros. Je les lui donne.

— Bah, et toi ?

Sans attendre la réponse, Charles m’en redonne trois.

— On partage en frère, dit-il en rigolant.

Le chauffeur dit :

— Bon, désolé les gars, mais…

J’embrasse Charles. Il me retient de justesse. Il retire son immense montre avec son bracelet vert fluo et me la tend. Je la mets à mon poignet et je lui serre l’épaule. Il tourne la tête et me fait signe que le chauffeur m’attend.

Dans le rétroviseur de côté, je le vois disparaître. Il me fait le signe de l’Indien.

C’est un semi-remorque. Le gars transporte de la papeterie. C’est du lourd. On va se traîner sur l’autoroute. Est-ce que je suis en train de me suicider ?

Nicole.

Pendant tout le chemin, le type respecte mon silence. Je vois sans cesse des images de Nicole. Parfois, c’est comme si elle était morte et que je me souvenais d’elle. Je chasse cette impression de toute la force de ma volonté. Je tente de me concentrer sur autre chose. Quelques infos. « On attendait 639 000 chômeurs de plus cette année. Le ministre du Travail reconnaît que ce sera légèrement supérieur. » Je trouve ça honnête de sa part.

Et quand le camion me dépose à la sortie Sarqueville 8 km, il est 17 h 30. Reste une heure.

Il faut que j’appelle. J’entre dans la cabine téléphonique de sortie d’autoroute. Ça pue la cigarette. Je mets deux pièces.

Je tombe sur Fontana.

— Je veux parler à ma femme.

— Vous avez fait le nécessaire ?

C’est comme s’il était là, devant moi. Je carbure à cent mille tours-minute.

— C’est en cours. Je veux parler à ma femme !

Mon regard tombe sur la page plastifiée qui indique les indicatifs de tous les pays et le mode d’emploi de l’appareil. Je comprends aussitôt mon erreur.

— Vous appelez d’où ? demande Fontana.

Je double le débit : deux cent mille tours-minute.

— D’un serveur internet, pourquoi ?

Silence. Puis :

— Je vous la passe.

— Alain, tu es où ?

Sa voix, très angoissée, résume sa détresse. Elle pleure tout de suite.

— Ne pleure pas, Nicole, je vais venir te chercher.

— Quand…?

Qu’est-ce que je peux répondre à ça !

— Ça va aller très vite, je te le promets.

Mais là, c’est trop violent pour elle, je n’aurais pas dû l’appeler. Elle se met à hurler :

— Mais où tu es, Alain, merde ! Tu es où ? tu es où ?

La dernière syllabe se mêle à ses sanglots, elle fond, les larmes recouvrent tout. Je suis désespéré.

— Je viens, mon cœur, je viens très vite.

Je dis ça mais je suis à des années-lumière d’elle.

Fontana de nouveau :

— Mon client n’a toujours rien reçu. Où en êtes-vous exactement ?

Chaud et froid. Devant moi le cadran clignote. Je remets une pièce. Mon crédit descend aussi rapidement que la jauge de la Renault 25. Ce que la vie est devenue chère. Je suis épuisé.

— Je vous avais dit : rien de possible avant trois heures.

Je raccroche. Il va chercher d’où j’appelle avec le numéro qui a dû s’afficher. Dans moins de cinq minutes, il va savoir que je suis près de Rouen. Va-t-il faire le rapprochement ? Évidemment. Va-t-il en saisir la portée ? Je ne crois pas.

17 h 30.

Je cours vers le péage. Je passe à la droite de la première voiture. Une femme. Je me baisse et je tape à la vitre. Elle prend peur, se retourne vers la fille du péage, ramasse sa monnaie et démarre en trombe.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demande la fille dans sa guérite.

Vingt-cinq ans peut-être. Grosse.

— Je suis en panne d’essence.

Je désigne l’autoroute. La fille fait : « Ah. »

Deux voitures refusent. Tu es où ? résonne encore à mes oreilles. Je sens que la fille commence à s’énerver de me voir là, interpeller toutes les voitures qui s’arrêtent. Qu’est-ce que je dirais !

Une camionnette. Une bonne tête de chien. Je cherche. Un setter. Quarante ans. Il se penche, m’ouvre la portière. Je regarde ma montre.

Tu es où ?

— Pressé ?

— Plutôt, oui.

— C’est toujours comme ça. C’est quand on est pressé…

Je n’écoute pas la suite. J’ai dit : Sarqueville. La raffinerie. Huit kilomètres.

On arrive dans la ville.

— Je vais vous déposer, me propose le setter.

La ville est déserte, personne dans les rues, des commerces fermés et partout des bannières. « Non à la fermeture », « Sarqueville vivra », « Sarqueville, oui ! Sarkoville, non ! »

Je vois que Paul Cousin est bien parti. Il a déjà abattu du boulot.

— Aujourd’hui, c’est ville morte. Ils préparent la manif de demain.

C’est mon jour. Où va être Cousin ? Je me souviens des hésitations de la fille au téléphone.

— C’est quand ?

— La manif ? Aux infos, ils ont dit demain à 16 heures, répond le gars en me déposant devant la barrière d’accueil. Ils veulent être devant la raffinerie pour le journal de 19 heures sur France 3.

Je dis : « Merci. »

La raffinerie est un monstre de tuyaux, de canalisations aériennes, de robinetteries géantes et de conduits de tous diamètres. Des cheminées interminables montent vers le ciel. Des lumières rouges et vertes clignotent sur les cuves. Ça vous coupe le souffle. Le site est comme endormi. Arrêt de la production. Des banderoles battent mollement au vent. Les mêmes slogans qu’en ville, mais ici, perdus dans l’immensité de l’usine, ils paraissent dérisoires. Les tuyauteries surplombent tout. Les messages de résistance bombés sur les calicots annoncent une lutte qui semble perdue d’avance.