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Paul Cousin a bien travaillé : ça renâcle, ça gémit, ça tempête, mais ça défile dans les rues d’à côté. À la raffinerie, pas un pneu qui brûle, pas de palettes entassées, de véhicules bloquant les issues, de piquets de grève avec les braseros pour les merguez. Pas un tract au sol.

J’hésite un quart de seconde puis je passe d’un pas ferme devant la barrière. Ça ne rate pas.

— Excusez-moi !

Je me retourne. Le vigile.

Alain ? Tu es où ?

C’est vrai, qu’est-ce que je fous là ? Je m’approche de la guérite, je fais le tour. Je monte deux marches. Le vigile détaille mon costume qui ne respire pas la fraîcheur.

— Pardon. J’ai rendez-vous avec M. Cousin.

— Vous êtes…? dit-il en décrochant son téléphone.

— Alain Delambre.

Si Cousin entend mon nom, il va hésiter mais il va me recevoir. Je regarde la montre de Charles. Le vigile aussi. Entre la montre fluo de Charles et mon costume flétri, ça ne fait pas le genre qui a rendez-vous avec le patron. Le temps passe à une vitesse folle. Je fais quelques pas devant la guérite, l’air dégagé.

— Sa secrétaire me dit que vous n’êtes pas sur la liste des rendez-vous. Je suis désolé.

— Ça doit être une erreur.

À la manière dont le vigile écarte les bras et me regarde, pas de doute, j’ai affaire à un buté. Le genre qui croit en sa mission. Ce sont les pires. Si je palabre, ça va mal tourner.

Normalement, un homme dans ma situation prendrait un air étonné, sortirait son portable et appellerait les bureaux de la raffinerie pour tirer ça au clair. Le vigile m’observe. Je crois qu’il me prend pour un clochard. Il adorerait que j’essaye de forcer sa barrière. Je me retourne, je fais quelques pas, je fais mine de fouiller dans ma poche et de sortir un téléphone portable imaginaire. Je lève la tête vers le ciel comme quelqu’un qui réfléchit en parlant et je m’éloigne progressivement. Je prends un air absorbé. L’entrée de la raffinerie est desservie par une seule voie goudronnée en forme de S. Là-bas, sur l’autoroute, le trafic se fait de plus en plus dense mais ici, personne. Tout en mimant une conversation interminable, je finis par atteindre un endroit d’où le vigile ne peut plus me voir. Si des véhicules passaient, je pourrais peut-être me faire embarquer, mais du côté de la raffinerie où je suis, c’est zéro trafic. Il est 17 h 45. Plus que trois quarts d’heure. De toute façon, c’est trop tard. Même si je voulais revenir en arrière, je ne pourrais plus.

Alain ?

Nicole quelque part là-bas avec les assassins. Elle pleure. Ils vont lui faire mal. Ils vont lui retourner tous les doigts à elle aussi ?

Paul Cousin introuvable.

Pas un centime sur moi, pas de téléphone.

Pas de voiture.

Je suis seul. Le vent se lève. Il va pleuvoir.

Je ne sais absolument plus quoi faire.

Alain ?

Tu es où ?

49

Aller jusqu’à Sarqueville, déambuler dans les rues, ça servirait à quoi ? Comme si j’espérais qu’en ce moment Paul Cousin soit en ville, en train de visiter le cimetière avant la bataille. Je reste là à danser d’un pied sur l’autre.

La raffinerie est longée par l’autoroute sur toute la longueur. La circulation devient plus dense. En prévision de la manifestation de demain, les véhicules de gendarmerie commencent à sillonner la zone. Puis des cars de CRS. Tous convergent vers la ville pour anticiper sur la marche des manifestants. De mon côté, versant raffinerie, c’est le calme plat. Il commence à pleuvoir un peu après 18 heures.

Et quelques minutes plus tard, ça tombe dru.

Je suis dans un no man’s land.

Il faut absolument que je parle avec Nicole.

Non. Avec Fontana.

Que je trouve une raison de retarder son échéance.

Je ne trouve rien.

La pluie redouble, je relève le col de ma veste, je marche de nouveau vers la raffinerie en me creusant la tête. Je puise dans mon arsenal technique du management.

Faire des hypothèses. Et si… et si… mais ça ne marche pas.

La liste des possibles. Je tâche de compter, rien ne vient.

En fait, mon cerveau refuse de fonctionner normalement. Je suis devant la guérite battue par la pluie. J’ai l’air d’un chômeur sortant de prison. Jean Valjean.

Le vigile me regarde à travers la vitre sur laquelle l’eau ruisselle. Il n’esquisse pas un geste. Je me mets sur la pointe des pieds, je tape à la vitre. Il ne bouge pas. Il est debout, simplement. C’est pas vrai… Je retape. Il se décide. Il ouvre la porte. Sans un mot. Je n’avais pas remarqué, il a à peu près mon âge. À peu près ma taille. Il a du ventre, la ceinture passe en dessous. Il porte une moustache mais à part ça, nous sommes à peu près semblables. À peu près. La pluie s’introduit sous le col de ma veste, qui est totalement détrempée. Elle ravine mon visage, il faut que je plisse les yeux pour apercevoir le vigile qui, la porte ouverte, continue à me regarder, sans un geste.

— Écoutez…

La pluie, mon costume inondé de flotte, ma position devant lui, ma main bandée serrant le col sans cravate, mon humilité, tout en moi hurle le paumé. Il penche la tête, je ne sais pas ce que ça veut dire.

C’est un vigile. Une soixantaine d’années. Nous avons le même âge.

Alain ?

Il me reste une demi-heure. Je ne sais pas ce que je peux encore faire pour sauver la situation. Tout ce que je sais, c’est que ça passera par lui. Il est le seul être vivant entre moi et la vie.

Le dernier.

Tu es où ?

— Écoutez…, je répète. Il faudrait que je téléphone. C’est très urgent.

Je viens de trouver. Panne de batterie. Mon portable est en panne. Avec le bruit que font les rafales de pluie sur sa guérite, il ne m’a pas entendu. Il s’approche de la porte. Il sort légèrement la tête au-dehors pour se baisser vers moi. Un peu d’eau dans le cou le fait sursauter. Il se recule brusquement et met la main sur sa nuque avec colère. Il me regarde de nouveau.

— Vous allez foutre le camp, vous ! Et tout de suite !

C’est ça qu’il me dit.

Là-dessus, il ferme la porte violemment. Ce qu’il n’a pas aimé, c’est les gouttes d’eau dans son col de chemise. Ça l’a indisposé.

Alors, pas d’aide, pas de téléphone, pas un geste. Nicole peut souffrir, je peux crever, la raffinerie peut licencier, la ville peut se vider, le monde civilisé peut disparaître. Lui, il a fermé sa porte. Il doit faire partie de ceux qui échappent aux licenciements.

C’est fini. Dans trente minutes, Fontana va s’approcher de Nicole, planter en elle son regard métallique. J’ai tout faux. Je suis à deux cents kilomètres d’elle. Elle va souffrir terriblement.

Le vigile fait mine de regarder loin devant lui à travers la vitre inondée de pluie comme un capitaine de cargo. La conclusion s’impose alors à moi avec certitude : il représente tout ce que j’abhorre, il incarne toute ma haine.

La seule action sensée maintenant, c’est de le tuer.

Je relâche la pression autour de mon col, je grimpe les deux marches, j’ouvre la porte, le type recule d’un pas, je me précipite sur lui.

C’est l’Ennemi, si je le tue, je nous sauve.