Mon poing lui arrive dans la gueule en même temps que l’image de Nicole assise, attachée, un scotch large en travers de la bouche. Quelqu’un lui tient la main, va lui retourner tous les doigts, le vigile tombe à la renverse et se cogne l’arrière du crâne contre la console, son fauteuil roule vers la porte, Fontana regarde Nicole dans les yeux et lui dit : « Votre mari, vous devriez le savoir, vous ne pouvez pas compter sur lui » et d’un coup, il lui retourne tous les doigts, Nicole hurle. Un cri animal, préhistorique, que je pousse quand le vigile parvient à me placer un coup de genou dans les couilles. Nicole et moi hurlons ensemble. Nous sommes en nage l’un et l’autre. Nous nous tordons de douleur ensemble. Nous allons mourir ensemble, je le sais depuis le début. Depuis le début. Mourir. J’ai reculé de trois pas vers la porte, le vigile s’est relevé, Nicole s’évanouit, Alain ? Tu es où ? mais Fontana lui tapote la joue en disant : « Réveillez-vous, on va faire l’autre main », le vigile me frappe, je ne sais pas avec quoi mais ça me propulse vers la porte, mon poids entraîne le fauteuil roulant qui se renverse et m’éjecte de la guérite, je perds l’équilibre en dérapant sur les marches, je tombe à la renverse, sur le dos, sur le ciment ruisselant de flotte, Nicole ne peut même pas regarder ses mains tellement elle souffre et je m’étale, battu par la pluie, c’est la tête qui cogne en premier, Nicole a tellement mal qu’elle ne peut même plus crier, rien de sort de sa gorge, elle a les yeux écarquillés, hallucinés par la douleur, Alain ? Tu es où ? ma tête rebondit une première fois sur le ciment, je ferme les yeux, une seconde fois, tout s’arrête, je me tiens le crâne, je ne ressens rien, je suis un corps sans âme, depuis le début je suis sans âme, ma main passe sur mes yeux, j’essaye de comprendre dans quelle position je suis, je tente de me retourner mais je n’y arrive pas, je peux mourir là, une odeur de gaz d’échappement me monte à la gorge, j’ouvre les yeux avec peine, je distingue l’extrémité d’un pot catalytique chromé, des gros pneus de voiture, une jante argentée, puis des chaussures, parfaitement cirées, un homme est debout à côté de moi, je m’essuie les paupières, je lève les yeux, sa silhouette me surplombe, il a les jambes largement écartées, il est vraiment très grand.
Maigre.
Je mets deux secondes à le reconnaître.
Paul Cousin.
50
La pluie tombe à seaux, dégouline sur le pare-brise, noyant le décor dans un flou laiteux. Le jour est bas et gris. Je pense aux manifestants, de l’autre côté de l’autoroute, qui se préparent pour demain et qui doivent scruter le ciel. Ça semble plombé pour une génération au moins. Paul Cousin peut se tranquilliser : même les éléments sont pour lui. C’est comme un jugement de Dieu.
Saint Cousin est au volant. Il néglige les essuie-glaces mais regarde, de son œil sévère de quaker, mon costume qui goutte sur la moquette de sa voiture. Je tremble de tous mes membres. C’est que je suis avec Nicole. Nicole est avec Fontana. Moi je suis ici, perdu. Je saigne de l’arrière du crâne. J’ai du mal à respirer, je dois avoir des côtes fêlées. Nicole a raison, je salope tout. J’ai retiré ma veste et je tiens la manche roulée en boule contre le sommet de mon crâne. Cousin ne dissimule pas son dégoût.
Il a calmé le vigile.
Nous sommes sur le parking de la raffinerie. Voiture luxueuse. Cousin a posé ses deux mains sur le volant. C’est la position de quelqu’un qui prend sur lui de se montrer patient mais qui signale clairement qu’il ne faudrait pas abuser de la situation. Je demande :
— Vous ne pouvez pas arrêter ça ?
Cette climatisation me frigorifie. Je suis gelé. C’est bien son style, à Cousin, le froid polaire. Je l’imagine se frotter le poitrail sous la neige. Son côté révérend Dimmesdale.
Tableau de bord de luxe, voiture de luxe.
— Bagnole de fonction ?
Cousin ne bouge pas. Évidemment, voiture de fonction. C’est la seconde fois que je le vois d’aussi près : son cerveau a un volume absolument étourdissant. Vraiment, ça fout les jetons. Tout ça me sert à me concentrer. Je prends sur moi pour ne pas me lancer tout de suite dans la bagarre. Plus que vingt minutes. Le saint des causes perdues vient de me rattraper par les cheveux, je ne peux pas faire comme avec le vigile et rater mon dernier coup. Je prends mon élan. Je me concentre sur la terreur de Nicole.
Je ne peux pas rater cet instant ultime.
Cousin s’impatiente.
— Je n’ai pas que ça à faire ! lâche-t-il enfin d’un ton cassant.
Si c’était absolument vrai, nous ne serions pas là, dans sa voiture à l’arrêt, sous une pluie battante, le jour où la région se mobilise contre le plan social qu’il est chargé d’appliquer avec l’aide des forces de l’ordre. Ça ne tient pas.
Je ne dis rien parce que je sais que Cousin est inquiet. Malgré l’envie que j’ai d’aller vite, très vite, c’est le meilleur moyen de tout gâcher.
La dernière fois que Cousin m’a vu, c’était hier dans le box des accusés. Il a déposé en ma faveur sur ordre de son patron. Et il me trouve, vingt-quatre heures plus tard, en train de casser la gueule au vigile de son usine en grève, l’air passablement disloqué. Ça ne présage rien de bon. Si je suis là, c’est pour réclamer. Or ça l’étonne, saint Paul. Depuis que je l’ai vu entrer dans la salle d’audience, je sais qu’il est très en colère contre moi. Parce qu’il a bien compris qu’il s’était fait baiser. Seulement il ne sait pas à quelle hauteur et ça l’intrigue. Ça le démange de savoir. En fait, c’est lui qui devrait réclamer. Il m’a rendu des services. Il a participé activement à ma libération et je suis, à l’évidence, le protégé de son patron qui fait des pieds et des mains en ma faveur. Mais il ne sait pas quoi réclamer, Cousin. Me trouver là, aux abois, c’est le monde à l’envers. Ma patience finit par payer. Il a carburé, Cousin.
— Pendant la prise d’otages, demande-t-il, vous m’avez laissé partir volontairement, n’est-ce pas ?
— Disons que je ne m’y suis pas opposé.
— Vous auriez pu me tirer dessus.
— Ça n’était pas mon intérêt.
— Parce que vous aviez besoin que quelqu’un s’enfuie et prévienne la police. N’importe qui. Moi ou un autre.
— Oui, mais j’ai préféré que ce soit vous.
Je regarde ma manche de veste, ça saigne encore, je me l’applique de nouveau sur le crâne en serrant très fort. Ça l’énerve, Cousin, de me voir faire ma tambouille. Ça l’oblige à attendre. Je me force à prendre du temps, c’est très dur parce que j’ai le regard qui ne cesse de traîner vers la montre de bord. Nicole. Les minutes s’égrènent. Je reprends, l’air distrait :
— Ça m’a fait plaisir que vous deveniez le héros de la journée aux yeux de votre patron. C’est ce qu’il vous fallait pour être réintégré dans cette boîte pour laquelle vous bossiez bénévolement depuis des années. Ça m’a plu que ce soit vous qui vous lanciez le premier. Vous étiez mon préféré. Mon favori. Solidarité de chômeurs, en quelque sorte.
Cousin retourne ça dans l’immensité de son crâne.
— Qu’est-ce que vous avez pris à Exxyal ?
— Comment vous savez ça, vous ?
— Allons !
Il est offusqué, Cousin.
— Alexandre Dorfmann organise une conférence de presse pour claironner qu’Exxyal retire toutes ses plaintes, il exige de ses cadres des dépositions favorables le jour de votre procès… Pas difficile de comprendre que vous le tenez. Alors moi je vous demande : avec quoi ?
C’est le grand moment. Il me reste quinze minutes. Je ferme les yeux. Je regarde Nicole. Tout mon courage est en elle. Je pose ma question calmement :