— Pourquoi ils me gardent ? demande Nicole.
— Ils vont te relâcher, je te le promets. Ils t’ont fait mal ?
— Ils vont me relâcher quand ?
Sa voix est inhibée par la peur, pleine de vibrations. Hypertendue, comme cyanosée.
— Ils t’ont fait mal ?
Nicole ne répond jamais. Elle m’interroge, mélange d’angoisse et de découragement. Sa pensée revient sans cesse au même point :
— Qu’est-ce qu’ils veulent ? Tu es où…?
Pas le temps de répondre, le téléphone change de main.
— Rappelez-moi dans dix minutes, dit Fontana.
Il raccroche. Mon estomac est saisi d’un mouvement brutal qui fait monter une nausée. Pendant ce temps-là, Paul Cousin tapote des doigts sur le volant.
— J’ai beaucoup de travail, monsieur Delambre. Je propose que nous finalisions notre accord, qu’en dites-vous ?
C’est ça, finalisons. Il me propose de nous mettre rapidement d’accord sur les modalités pratiques de notre transaction. Il entube son patron avec le même professionnalisme qu’il le sert.
Un grand professionnel.
Moi, les quelques mots de Nicole m’ont sacrément secoué.
— Mais avant, juste une chose, demande Cousin.
— Oui, quoi ?
Je suis plutôt absent.
— Pourquoi… trente mille ?
— Trois millions par virement.
Je tape du plat de la main sur le tableau de bord.
— Plus votre bagnole. Je pars avec.
51
— Désolé, je n’ai reçu aucune instruction dans ce sens.
— Fontana, je vous emmerde !
Je hurle. Sur l’autoroute vers Paris, je roule à cent quatre-vingts en frappant du plat de la main sur le volant de toutes mes forces. La voiture ne bouge pas d’un poil. J’en profite pour klaxonner un type qui se traîne devant moi à cent soixante.
— La donne a changé, espèce de merdeux !
À cet instant précis, même si je le voulais, j’aurais du mal à me souvenir de la terreur que m’inspirait Fontana il y a encore très peu de temps. Je sais que je vais gagner, je le sens au bout des doigts, mais ce que je veux, plus que tout au monde, c’est Nicole.
J’enchaîne :
— Les ordres maintenant, c’est moi qui les donne, tu m’entends, trouduc ?
Reste silencieux, le trouduc. Aux seuls noms de Pascal Lombard et d’Union Path, Alexandre Dorfmann n’a pas mis plus de quarante secondes à lui donner instruction de suspendre toute action jusqu’à ce qu’il m’ait personnellement rencontré. Il m’attend à son bureau dans moins de deux heures. Je pourrais même m’offrir le luxe d’arriver avec quarante minutes de retard, je suis certain qu’il déplacerait ses rendez-vous pour m’attendre. J’ai monté le son du téléphone de bord et, tandis que je zigzague à près de deux cents pour dépasser tout ce qui bouge, je continue de hurler :
— Et je peux même te dire comment ça va se terminer, le pitbull. Dans une heure, tu vas relâcher ma femme et rentrer à la niche. Et je peux t’assurer que s’il lui manque un seul cheveu, tes exploits au Soudan, ça va ressembler à Bernard et Bianca !
Les mots me manquent.
— Alors tu notes mes instructions, connard, et tu exécutes. Je veux trois photos de ma femme, immédiatement. La première de son visage, la deuxième de ses mains et la dernière, je la veux en pied. Tout entière. Tu fais ça avec ton portable et sur les photos, je veux la date d’aujourd’hui et l’heure. Tu m’envoies ça au…
Je cherche le numéro. Il faut fouiller dans le téléphone. Je lâche une main, je me penche vers l’appareil, je presse une touche, une seconde, « ça marche comment cette saloperie… ». Une sirène surpuissante fait vibrer l’habitacle de la voiture, je relève la tête aussitôt. La voiture a dangereusement dérivé sur les voies de droite et glisse à toute vitesse vers un semi-remorque hollandais qui tape de toutes ses forces sur sa corne de brume à quatre tons, j’ai à peine le temps de me rendre compte de la situation, je tourne brutalement le volant dans un sens pour m’éloigner du camion et dans l’autre pour contourner une voiture sur laquelle je fonds à la vitesse de la lumière. Il ne m’est même pas venu à l’idée de freiner. Le compteur indique cent quatre-vingt-trois kilomètres-heure.
Je hurle à Fontana le numéro du téléphone de bord.
— Je te donne cinq minutes ! Ne m’oblige pas à rappeler sinon, je te promets, tout ce que je vais extorquer à ton patron, je le remets dans le commerce pour te faire arracher les couilles !
Je reprends mon slalom sur les quatre voies. Il faut se calmer. Me faire flasher par un radar, aucune importance, mais me faire arrêter par les flics n’est pas la bonne stratégie. Je me scotche sur la voie de gauche. Je décélère. Cent cinquante kilomètres-heure. Raisonnable. Toutes les dix secondes, je scrute l’écran du téléphone. J’ai hâte de voir les photos de Nicole. J’imagine mal Fontana se précipiter pour me donner satisfaction. J’ai quelques minutes devant moi.
Pour me détendre, j’observe l’habitacle de la voiture de Cousin. Le luxe. Tout ce qui se fait de mieux. Une vraie merveille de la technologie française, le cynisme absolu pour un massacreur de site industriel. Je tripote les commandes du GPS, je cherche une station. Je tombe sur France Info. « … John Arnold, un trader de trente-trois ans, a gagné l’an dernier entre 2 et 2,5 milliards de dollars. Viennent ensuite… » Je coupe. La Terre tourne toujours dans le même sens et à la même vitesse.
Je vérifie dans les options que le double appel est activé et je compose le numéro de Charles. Une sonnerie, deux, trois, quatre.
— Allô !
Mon bon Charles. Certes, sa voix ne respire pas la fraîcheur, mais le ton y est, flottant et généreux.
— Salut, Charles !
— Ah c’est toi oh bah merde si je m’attendais d’où que t’appelles ?
Tout ça dans la même foulée. Il est content, Charles. Ça fait plaisir de dépenser du téléphone pour lui, on se sent récompensé de son effort.
— Je suis sur l’autoroute vers Paris.
L’information doit faire le tour du petit cervelet en nageant le crawl dans le kirsch. Je n’attends pas la prochaine question, j’explique, Cousin, Fontana, Dorfmann.
— Ah bah merde ! répète Charles en boucle à la fin de mon exposé.
Il est médusé par ma performance. Je continue de guetter l’appel de Fontana et le temps me semble extraordinairement long. Je demande à Charles où il se trouve.
— Comme toi, sur l’autoroute.
Bon Dieu, Charles est au volant !
— Un coup de pot monstre, poursuit-il. J’appelle mon pote et devine son beau-frère habite un patelin à douze bornes de la station-service où on est tombés en panne il m’a fait le plein avoue que c’est du pot non ?
— Charles… Tu conduis ?
— Bah, je fais de mon mieux.
J’en suis soufflé.
— Je suis prudent, tu sais, me rassure Charles. Je reste sur la voie de droite et je ne dépasse pas le soixante.
La meilleure façon de se faire percuter par l’arrière et repérer par les flics.
— Mais… tu es à quelle hauteur, sur l’autoroute ?
— Là, je ne peux pas vraiment te dire parce que les panneaux sont écrits en petit, tu vois.
J’imagine. Et à l’instant précis où je lui réponds, j’aperçois au loin devant moi, sur la voie de droite, sa voiture écarlate, avec ses immenses pare-chocs chromés, suivie d’un dense nuage de fumée blanche, comme un panache. Je décélère légèrement et, arrivé à sa hauteur, je klaxonne. Il semble tout petit, comme tassé, on dirait que le volant est au niveau de sa tête.