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Il lui faut plusieurs secondes pour apprécier la situation.

— C’est toi ! Ah bah merde ! hurle-t-il dès qu’il me reconnaît.

Il est fou de joie. Il me fait son petit signe d’Indien. Il se marre.

— Je ne traîne pas, Charles, je suis attendu.

— T’emmerde pas pour moi, répond-il.

J’aurais plein de choses à lui dire. Je lui dois beaucoup. Je lui dois énormément. Si tout se termine bien, Charles, je vais changer sa vie, je vais lui offrir une maison avec une cave pleine de kirsch. Tant de choses à lui dire.

Je remets les gaz. Et je file. En quelques secondes, le panache blanc et la trace rouge de sa voiture ne sont plus que deux points confondus dans mon rétroviseur arrière.

— Maintenant, tout devrait bien se passer, Charles.

— Oh bah oui, dit-il, c’est du nanan.

« Du nanan », il n’y a plus que lui au monde pour utiliser encore des expressions comme celle-là. Je conclus :

— Je rencontre Dorfmann, juste le temps de lui clouer les testicules sur son bureau, je récupère Nicole et tout est terminé.

Il est sidéré, mon Charles. Et heureux.

— Je suis drôlement content pour toi, mon pote. Tu le mérites !

Entendre Charles me dire une chose pareille me démonte complètement. Être aussi sincèrement content pour l’autre, jamais je n’aurais cette abnégation.

— Tu l’as sacrément baisé l’autre con comment il s’appelle déjà Montana ?

— Fontana.

— C’est ça ! hurle Charles.

Et il se marre de nouveau tellement ça lui semble jubilatoire.

Ma réussite ne fait pas de doute. Le rendez-vous accordé par Dorfmann est en soi un ordre de retraite, une demande d’armistice à peine déguisée. Je vais libérer Nicole et la retrouver à la maison. Je vais pouvoir tout lui expliquer. Nous allons toucher la récompense à laquelle nous avons droit. Le juste prix pour tous nos malheurs. Notre vie de chien va prendre fin. Je veux que Charles soit avec nous. Nicole va l’adorer.

— Oh bah non, dit Charles, après tout ça faut que tu restes avec ta dulcinée t’as pas besoin de quelqu’un pour tenir la chandelle !

J’insiste.

— Je veux que tu sois là, Charles. C’est important pour moi.

— T’es sûr ?

Je fouille dans mes poches, je déplie le papier que m’a donné Fontana et je lui donne l’adresse.

— Attends, dit Charles.

Puis :

— Euh, tu répètes ?

Je redonne l’adresse, ce qui fait hurler Charles.

— Ah t’avoueras que c’est marrant j’ai habité ce quartier-là quand j’étais môme enfin plus vraiment môme disons jeune.

Ça va faciliter les choses.

— Bon attends, enchaîne Charles, il faut quand même que je note le numéro de la rue parce que ça je suis pas sûr de le retenir.

Je l’imagine tanguer longuement de droite à gauche puis plonger vers la boîte à gants.

— Non !

Dans l’état où il est, s’il ne reste pas totalement concentré sur sa conduite, c’est la catastrophe.

— Te casse pas, Charles, je t’envoie ça par SMS.

— C’est comme tu veux.

— Alors on fait comme ça. On dit : vers 20 h 30, OK ? Il faut que je te laisse, maintenant. Je compte sur toi, promis, hein ?

La première photo, ce sont ses mains, sur lesquelles j’ai fait une vraie fixation. C’est sans doute parce que les miennes me font encore très mal et qu’à conduire ainsi pour la première fois depuis des mois, je prends conscience qu’elles ne marcheront plus jamais comme avant, certains doigts seront raides jusqu’à ma mort et même après. Je reconnais son alliance. Ça me fait une désagréable impression, ces deux mains ouvertes, exposées, comme dans l’attente du marteau. La seconde photo est marquée du bon jour et de la bonne heure mais ce n’est pas la bonne Nicole. Celle que j’avais, avant, ma Nicole de toujours, est remplacée par une femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants, aux traits tirés, qui se tient debout face à l’objectif dans un mélange de crainte et de défaitisme. Nicole est usée par les épreuves. En quelques heures, elle est devenue une femme âgée. Ça me serre le cœur. Elle ressemble aux portraits des otages qu’on voit à la télévision, ceux du Liban, de Bolivie, du Tchad, avec un regard inexpressif, vidé par la fébrilité. Sur la troisième image, sa pommette gauche est marquée par une plaie autour de laquelle s’étale un hématome violet. Un coup de poing. De matraque, peut-être.

Nicole s’est-elle débattue ?

A-t-elle tenté de s’enfuir ?

Je me mords les lèvres jusqu’au sang. Les larmes montent.

Je tape sur le volant en hurlant. Parce que cette Nicole-là, c’est moi qui l’ai faite.

Je ne peux pas me permettre la culpabilité. Il faut que je me reprenne. Ne pas céder maintenant. Rester concentré dans la dernière ligne droite. Je renifle, je m’essuie les yeux. Il faut, au contraire, que la voir ainsi sur l’écran du téléphone me donne maintenant de la force. Je vais me battre jusqu’au bout. Je le sais, par bonheur, ce que je vais lui rapporter va la réconcilier avec tout, soigner toutes les plaies, effacer tous les stigmates. Je rentre la retrouver, riche d’une vie réconciliée avec son avenir. Je rentre avec la solution à tous nos problèmes, sans exception.

Tout ce que je veux maintenant, c’est que le temps passe vite, qu’elle soit libérée, qu’elle rentre, que je revienne, que je la prenne dans mes bras.

Je dois la rappeler. La sonnerie résonne à peine que Fontana articule un « Non » ferme, définitif. Je m’apprête à l’insulter mais il est plus rapide que moi.

— Vous n’aurez plus rien jusqu’à ce que je reçoive des instructions de mon client.

Il raccroche aussitôt. Le lien ténu qui me reliait à Nicole vient de se rompre. Tout est entre mes mains. La libérer, la sauver. Tout de suite.

J’enfonce de nouveau la pédale d’accélérateur.

52

La Défense.

Je lève les yeux. En haut de la tour de verre miroitant, l’enseigne feu et or portant le logo et le nom d’Exxyal-Europe tourne sur son axe. On s’attend à ce que dans la nuit, elle se déifie, qu’elle se transforme en un large faisceau lumineux éclairant le monde.

La voiture de Paul Cousin est équipée d’un dispositif qui ouvre le parking à distance. Il est 19 h 30 passées mais au second niveau, qui est réservé aux cadres, la plupart des emplacements sont encore occupés. L’espace nº 198 s’éclaire automatiquement au passage de ma voiture, la borne en aluminium s’enfonce dans le sol. Je me gare et je me dirige d’un pas ferme vers l’ascenseur. Des caméras suivent mes faits et gestes. Il y en a partout, impossible de se concentrer. Je ne doute pas un instant de ma destination, j’appuie sur le bouton qui me propulse à l’étage le plus haut du gratte-ciel. Depuis la naissance du monde, c’est toujours là que résident les dieux.

Ascenseur stylisé, design postmoderne, luxueux, lumière indirecte, moquette. Dans mon costume froissé, hors d’âge, je fais loqueteux. À mesure que les étages défilent, l’angoisse me gagne.

C’est ainsi que les batailles se perdent.

Le management dit : déceler en soi les conduites fantasmatiques et toujours privilégier le réel et le mesurable.

Je respire à fond mais rien n’y fait. Alexandre Dorfmann, grand patron français, pilier de l’industrie européenne, va me recevoir. Affronter un tel pouvoir m’impressionne. Je fais le point de mes arguments. Un doute est là, persistant : pourquoi veut-il me rencontrer ?