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Voici soudain la sortie.

C’est une impasse.

Je l’aperçois d’un seul coup. Elle débouche, là, sur notre droite, quelques dizaines de mètres plus loin. Je hurle à l’intention de Nicole. Elle agrippe sa ceinture de sécurité et lance ses jambes loin devant elle pour se retenir au tableau de bord. Je pile en braquant à la volée, la voiture dérape, frappe par l’arrière un obstacle que je ne vois pas, elle rebondit brutalement mais s’engage dans l’impasse, heurte une camionnette de plein fouet, les airbags nous collent au siège. La voiture s’immobilise.

Maintenant que nous avons dégagé l’espace, dans la rue droite comme un I, la voiture de Charles et celle de Fontana sont seules face à face.

Elles fondent l’une vers l’autre comme des météorites.

Quand il va découvrir, face à lui, la rutilante bagnole de Charles, Fontana va bien tenter de freiner. Ce sera évidemment trop tard.

Les deux voitures vont s’encastrer l’une dans l’autre à une vitesse cumulée de plus de cent quatre-vingts kilomètres-heure.

Le dernier geste de Charles, je le vois toujours au ralenti.

À l’instant où sa voiture passe à notre hauteur, je le vois très nettement. Il est assis très bas derrière son volant, il a tourné la tête vers moi. Il me sourit.

Le bon sourire de Charles. Fraternel et généreux. Le même que toujours. « T’emmerde pas pour moi. »

Il me regarde dans les yeux. Au passage, il lève le bras dans ma direction.

Son signe d’Indien.

L’instant d’après, le choc est effroyable.

Les deux véhicules se heurtent de face, de plein fouet. Et retombent l’un sur l’autre, enchevêtrés, compressés, confondus.

Les corps qui ne sont pas littéralement désintégrés dans la collision sont transpercés de part en part par des amas de ferraille.

Le feu se déclare d’un seul coup.

C’est fini.

Je dîne chez Mathilde. Je sonne, debout sur le palier, avec mes fleurs, dans mon beau costume grège à fines rayures. Et ma grosse montre de plongée au bracelet vert fluo qui ne me quitte jamais, ce que, évidemment, personne ne comprend. C’est toujours Gregory qui ouvre la porte et c’est toujours Mathilde qui, de loin, de la cuisine, hurle avec joie : « Papa, t’es déjà là ? » Mon gendre me serre inévitablement une main tellement ferme que j’y sens toujours le défi, la proposition de lutte virile. Je ne lutte jamais. C’est fini, ce temps-là.

Mathilde apparaît lorsque j’entre dans le salon. Elle dit chaque fois la même chose en ramenant une mèche :

— Je dois être horrible, oh mon Dieu. Papa, tu te sers un whisky, je reviens tout de suite.

Après quoi elle disparaît dans la salle de bains pour une large demi-heure, pendant laquelle Gregory et moi échangeons quelques banalités dont l’usage nous a appris qu’elles sont sans conséquence, sans danger.

Il a pris de l’assurance, Gregory, depuis qu’il trône au centre de l’appartement que je leur ai offert, un grand cinq pièces au cœur de Paris. À le voir servir l’apéritif et prendre des poses avantageuses, on dirait vraiment qu’il doit sa situation à ses immenses mérites, à ses qualités indéniablement supérieures. En fait, nous sommes tous les deux comme des boxeurs, nous devons notre réussite à la somme des coups de poing que nous avons pris dans la gueule. Je ne dis jamais rien. Je me tais. Je souris. Je dis c’est bien, j’attends ma fille qui arrive enfin dans une robe chaque fois neuve et qui tourne sur elle-même dès son entrée en me disant : « Tu aimes ? » comme si j’étais son mari.

J’essaye de varier les compliments. Il faudrait que je pense à me faire des listes d’adjectifs en prévision des soirées à venir. À raison d’une par mois, le second jeudi, on a vite fait de dépenser ses faibles ressources lexicologiques.

Je me sens toujours pris de court. Je dis : « Épatant » mais ça fait vraiment vieux, ou « Mazette », enfin, des choses comme ça.

Des mots à Charles, je pense.

Par la fenêtre, on aperçoit les flèches de Notre-Dame. Je sirote le whisky que Mathilde n’achète que pour moi. J’ai ma bouteille chez ma fille. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que je deviens alcoolique. Au contraire, je fais même tout pour m’entretenir. Nicole y est très sensible, à cet effort de maintien. Cette exigence. Je me suis inscrit à une salle de sport près de chez elle. Ça fait loin, je ne sais pas pourquoi j’ai choisi celle-là plutôt qu’une autre, c’est ainsi.

On dîne. Mathilde est assez fine pour me donner très vite des nouvelles de Lucie, elle sait que je les attends. C’est mon seul canal vers elle depuis la fin de tout ça.

La fin avec elle, c’était dans l’appartement de l’avenue de Flandre. Je n’attendais personne, ça a sonné, j’ouvre, Lucie est là, je dis :

— Ah, c’est toi.

Elle dit :

— Je passais, je suis montée.

Et elle entre. Pas difficile de deviner le mensonge. Elle ne passe pas, elle est venue spécialement. Et rien qu’à voir sa tête… D’ailleurs, elle en vient tout de suite au cœur du sujet. C’est sa force, ça. Elle n’a pas la politesse des autres, aucune application à sauver les apparences.

— Maintenant, j’ai des questions à te poser, dit-elle en me faisant face.

Elle ne parle pas de s’asseoir, d’aller dîner, rien de tout ça, elle dit « Maintenant », et ça sonne lourd, très lourd, je baisse la tête dans l’attente du premier missile, je sais à quel point ça va être difficile.

— Mais, reprend Lucie, je crois que je vais commencer par la première de toutes les questions : papa, est-ce que tu m’as vraiment prise pour une conne ?

C’est très mal parti.

Nous en sommes sortis à peine quinze jours plus tôt.

La veille, j’ai fait des chèques à tout le monde. De très gros chèques. Mathilde a regardé le sien pour ce que c’était : un inimaginable cadeau de Noël en plein milieu d’année. C’est comme si elle avait gagné à la loterie.

Ce sont des faux chèques, en fait. C’est juste pour marquer le coup. Je leur explique que ces millions d’euros sont enfouis dans des paradis fiscaux et que pour utiliser de pareilles sommes il va falloir prendre des précautions vis-à-vis du fisc, effectuer quelques petits trucages, rien de grave, seulement une question de temps, je me charge de tout.

Nicole a posé son chèque devant elle avec application. Il y a plusieurs jours qu’elle sait tout cela. Je le lui ai expliqué tout de suite. Nicole, ça n’est pas pareil, ça n’est pas comme les filles. Elle a posé son chèque comme on pose sa serviette sur la table à la fin d’un repas. Elle ne dit rien. C’est inutile de se répéter. Simplement, elle ne veut pas gâcher le plaisir des filles.

Lucie a regardé son cadeau et on a tout de suite vu que ça la plongeait dans une réflexion très intense. Elle a balbutié « Merci », elle a écouté mes explications enthousiastes avec une attention soutenue mais songeuse. Comme si elle tenait un discours parallèle au mien.

Ce soir-là, je dis à mes deux filles : quoi qu’il arrive, votre avenir est assuré. Avec ce que je vous donne là, vous pouvez vous offrir un appartement, deux, trois, faire ce que vous voulez pour vous sentir à l’abri ; c’est le cadeau de votre papa.

Je rembourse tout le monde.

J’ai divisé en trois tiers.

Je rembourse tout le monde au centuple.

Je pense que mon geste devrait inspirer un peu de respect.

C’est le cas, mais partiellement. Mathilde jubile, Gregory pose d’innombrables questions sur le pourquoi du comment. Je raconte, je fais ce que je peux pour ne dire que l’essentiel, je sens bien que ça ne se passe pas comme je l’ai prévu, comme j’en ai rêvé.