pour peser sur le héros. Le destin auquel il est condamné étant novembre 1945), où il affirmait : « Non, je ne suis pas celui de la condition humaine, que traduisent au mieux ses existentialiste2. » Sa brouille avec Sartre, au début des années discours et ceux de son entourage, Caligula n'est pas Pro-cinquante, aura le pauvre mérite de convaincre les derniers méthée.
sceptiques.
Nous l'avons apparenté à Domjuan. Le grand seigneur de Dans sa réponse à Henri Troyat, Camus avoue qu'il ne se la comédie de Molière apparaît en effet, vis-à-vis de ses fait « pas trop d'illusion sur ce que vaut Caligula ». On ne conquêtes d'un jour ou de son créancier, aussi omnipotent qu'un saurait, sans légèreté, le taxer d' « insouciance » dans empereur romain, et il n'est pas sûr que les épisodes de la l'exercice de son métier de dramaturge. Mais les retouches qu'il comédie de Molière s'enchaînent avec une logique plus rigou-apporte sans cesse à sa pièce obéissent à l'évolution de sa pensée, reuse que ceux de Caligula. Du moins le héros de Molière aux contingences des nouvelles représentations, non à l'ambition admet-il un contradicteur, Sganarelle, qui, en ayant stupide-de contribuer à un « nouveau théâtre ». S'il pouvait être réduit ment raison contre les brillantes démonstrations de son maître, à « une idée simple », le sujet de Caligula ne se prêtait pas équilibre grâce à sa force comique la distribution de la pièce.
pour autant idéalement aux changements de rythme, au Face à Caligula ne se dresse guère que Cherea, qui a trop
« perpétuel halètement de l'action » auxquels Camus rêvait dès logiquement et moralement raison pour que ses arguments 1939. L'empereur apparaissant d'emblée et à l'évidence capable acquièrent une valeur dramatique. Dom fuan se moque ou de mener jusqu'à l'extrême cruauté un pouvoir sans limites, s'irrite des remontrances de son valet; Caligula entend à peine l'accumulation de ses crimes ne munit pas une véritable action celles de Cherea : son chemin étant d'avance tracé jusqu'au dramatique. Même les conjurés qui l'abattent ne sont pas suicide, celles-ci font l'effet de maximes livrées au spectateur ressentis comme des adversaires : ils exécutent en effet une mise pour mieux éclairer la monstruosité d'un héros qui, quoi qu'il à mort que Caligula attend, du moment qu'il a condamné une advienne, agit en solitaire. En outre, si Dom Juan défie le humanité à laquelle il appartient. Quant aux manifestations Ciel, c'est le signe qu'il y croit. Caligula, lui, ayant renoncé à ludiques (adoration de l'empereur en Vénus, concours de la lune, ne s'adresse qu'au néant. Aussi, tandis que la comédie poésie...), elles font figure d'épisodes, voire d'intermèdes, qui de Molière se dénoue par l'intervention d'une statue fantasti-illustrent plutôt qu'ils ne révèlent le caractère du héros. Va-t-on que, mais dramatiquement plausible puisque le héros l'atten-arguer que le drame est, dans Caligula, effacé par la dait, Caligula s'achève sur le face-à-face du héros avec son dimension tragique? Mais, alors que la dérision qui s'exerce miroir, accessoire peu déchiffrable pour le spectateur du balcon aux dépens des manifestations religieuses confirme que le ciel et que plusieurs metteurs en scène ont préféré supprimer de la représentation. Un chef-d'œuvre du répertoire obligerait-il à choisir entre la claire expression de son sens et sa force 1. Voir la réponse de Camus dans Théâtre, récits, nouvelles, Pléiade, scénique? Peut-être, en plaçant Caligula face au vide, Camus p. 1745-1746.
s'est-il donné une mission théâtrale impossible.
2. Voir Essais, p. 1424-1427.
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D'autres indications scéniques de l'auteur passent malaisé-
intérieure qui animait son Caligulal ». Jeune homme épris ment la rampe. Le meurtre de Mereia (acte II, scène 10) d'absolu (incarné avec vraisemblance par l'auteur lui-même ou illustre, au-delà de sa cruauté, la brutalité de Caligula. Après par Gérard Philipe) ou tyran sanguinaire (les deux hommes une « lutte de quelques instants », l'empereur « lui enfonce la paraissent alors à contre-emploi) ? Si nous avons bien compris fiole entre les dents et la brise à coups de poing ». Ce détail ne les intentions de Camus, Caligula fut surtout le premier avant peut valoir que pour un lecteur. On doute, même, que le meurtre 1941, davantage le second ensuite, mais, de bout en bout, à la de Casonia, étranglée sous nos yeux, et le râle qui s'ensuit fois l'un et l'autre. Notre capacité à concevoir les infinies offrent une situation aisée pour un metteur en scène. Le possibilités de l'âme humaine est saisie de vertige entre ces deux
« théâtre de la cruauté », tel que le rêvait Artaud, a pour extrémités, et la plasticité du rôle découle de ce double aspect.
vocation de susciter des émotions qui ne viennent pas de La genèse de La Chute (1956) suggère que jusque dans son la simple « représentation » d'une cruauté donnée pour dernier récit, Camus a voulu tenir les deux bouts de la chaîne.
réelle; dès que, la distanciation se réduisant, le spectateur est En Clamence, il projette à la fois une image de soi-même et invité à croire à la réalité du spectacle, le dramaturge se celle de ses pires ennemis. Â l'exemple de Caligula, le héros de soustrait difficilement aux bienséances du théâtre classique.
La Chute affirme que nous sommes tous coupables et, battant Aussi l'invisible meurtre de Camille par Horace inspire-sa coulpe, dirige vers les autres le miroir de sa propre déchéance t-il plus d'horreur que cette strangulation de Cœsonia que afin de mieux les asservir. De l'Empire romain, le décor s'est le metteur en scène s'expose à rendre soit laborieuse, soit déplacé vers le sombre réseau des canaux d'Amsterdam; la anodine.