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Il y avait à table un homme savant et de goût qui appuya ce que disait la marquise. On parla ensuite de tragédies; la dame demanda pourquoi il y avait des tragédies qu’on jouait quelquefois, et qu’on ne pouvait lire. L’homme de goût expliqua très-bien comment une pièce pouvait avoir quelque intérêt, et n’avoir presque aucun mérite; il prouva en peu de mots que ce n’était pas assez d’amener une ou deux de ces situations qu’on trouve dans tous les romans, et qui séduisent toujours les spectateurs; mais qu’il faut être neuf sans être bizarre, souvent sublime et toujours naturel, connaître le cœur humain et le faire parler; être grand poëte, sans que jamais aucun personnage de la pièce paraisse poëte; savoir parfaitement sa langue, la parler avec pureté, avec une harmonie continue, sans que jamais la rime coûte rien au sens. «Quiconque, ajouta-t-il, n’observe pas toutes ces règles peut faire une ou deux tragédies applaudies au théâtre, mais il ne sera jamais compté au rang des bons écrivains; il y a très-peu de bonnes tragédies: les unes sont des idylles en dialogues bien écrits et bien rimés; les autres, des raisonnements politiques qui endorment, ou des amplifications qui rebutent; les autres, des rêves d’énergumène, en style barbare, des propos interrompus, de longues apostrophes aux dieux, parce qu’on ne sait point parler aux hommes, des maximes fausses, des lieux communs ampoulés.»

Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une grande idée du discoureur; et, comme la marquise avait eu soin de le placer à côté d’elle, il s’approcha de son oreille, et prit la liberté de lui demander qui était cet homme qui parlait si bien. «C’est un savant, dit la dame, qui ne ponte point, et que l’abbé m’amène quelquefois à souper: il se connaît parfaitement en tragédies et en livres, et il a fait une tragédie sifflée, et un livre dont on n’a jamais vu hors de la boutique de son libraire qu’un exemplaire qu’il m’a dédié. — Le grand homme! dit Candide, c’est un autre Pangloss.»

Alors se tournant vers lui, il lui dit: «Monsieur, vous pensez, sans doute, que tout est au mieux dans le monde physique et dans le moral, et que rien ne pouvait être autrement? — Moi, monsieur, lui répondit le savant, je ne pense rien de tout cela: je trouve que tout va de travers chez nous; que personne ne sait ni quel est son rang, ni quelle est sa charge, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il doit faire, et qu’excepté le souper, qui est assez gai, et où il paraît assez d’union, tout le reste du temps se passe en querelles impertinentes: jansénistes contre molinistes, gens du parlement contre gens d’église, gens de lettres contre gens de lettres, courtisans contre courtisans, financiers contre le peuple, femmes contre maris, parents contre parents; c’est une guerre éternelle.»

Candide lui répliqua: «J’ai vu pis: mais un sage, qui depuis a eu le malheur d’être pendu, m’apprit que tout cela est à merveille: ce sont des ombres à un beau tableau. — Votre pendu se moquait du monde, dit Martin; vos ombres sont des taches horribles. — Ce sont les hommes qui font les taches, dit Candide, et ils ne peuvent pas s’en dispenser. — Ce n’est donc pas leur faute, dit Martin.» La plupart des pontes, qui n’entendaient rien à ce langage, buvaient; et Martin raisonna avec le savant, et Candide raconta une partie de ses aventures à la dame du logis.

Après souper, la marquise mena Candide dans son cabinet, et le fit asseoir sur un canapé. «Eh bien! lui dit-elle, vous aimez donc toujours éperdument Mlle Cunégonde de Thunder-ten-tronckh? — Oui, madame,» répondit Candide. La marquise lui répliqua avec un souris tendre: «Vous me répondez comme un jeune homme de Vestphalie; un Français m’aurait dit: Il est vrai que j’ai aimé Mlle Cunégonde; mais, en vous voyant, madame, je crains de ne la plus aimer. — Hélas! madame, dit Candide, je répondrai comme vous voudrez. — Votre passion pour elle, dit la marquise, a commencé en ramassant son mouchoir; je veux que vous ramassiez ma jarretière. — De tout mon cœur», dit Candide; et il la ramassa. «Mais je veux que vous me la remettiez», dit la dame; et Candide la lui remit. «Voyez-vous, dit la dame, vous êtes étranger: je fais quelquefois languir mes amants de Paris quinze jours, mais je me rends à vous dès la première nuit, parce qu’il faut faire les honneurs de son pays à un jeune homme de Vestphalie.» La belle, ayant aperçu deux énormes diamants aux deux mains de son jeune étranger, les loua de si bonne foi que des doigts de Candide ils passèrent aux doigts de la marquise.

Candide, en s’en retournant avec son abbé périgourdin, sentit quelques remords d’avoir fait une infidélité à Mlle Cunégonde. M. l’abbé entra dans sa peine; il n’avait qu’une légère part aux cinquante mille livres perdues au jeu par Candide, et à la valeur des deux brillants moitié donnés, moitié extorqués. Son dessein était de profiter, autant qu’il le pourrait, des avantages que la connaissance de Candide pouvait lui procurer. Il lui parla beaucoup de Cunégonde; et Candide lui dit qu’il demanderait bien pardon à cette belle de son infidélité, quand il la verrait à Venise.

Le Périgourdin redoublait de politesses et d’attentions, et prenait un intérêt tendre à tout ce que Candide disait, à tout ce qu’il faisait, à tout ce qu’il voulait faire.

«Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise? — Oui, monsieur l’abbé, dit Candide; il faut absolument que j’aille trouver Mlle Cunégonde.» Alors, engagé par le plaisir de parler de ce qu’il aimait, il conta, selon son usage, une partie de ses aventures avec cette illustre Vestphalienne.

«Je crois, dit l’abbé, que Mlle Cunégonde a bien de l’esprit, et qu’elle écrit des lettres charmantes. — Je n’en ai jamais reçu, dit Candide; car, figurez-vous qu’ayant été chassé du château pour l’amour d’elle, je ne pus lui écrire; que bientôt après j’appris qu’elle était morte, qu’ensuite je la retrouvai, et que je la perdis, et que je lui ai envoyé à deux mille cinq cents lieues d’ici un exprès dont j’attends la réponse.»

L’abbé écoutait attentivement, et paraissait un peu rêveur. Il prit bientôt congé des deux étrangers, après les avoir tendrement embrassés. Le lendemain Candide reçut à son réveil une lettre conçue en ces termes:

«Monsieur mon très-cher amant, il y a huit jours que je suis malade en cette ville; j’apprends que vous y êtes. Je volerais dans vos bras si je pouvais remuer. J’ai su votre passage à Bordeaux; j’y ai laissé le fidèle Cacambo et la vieille, qui doivent bientôt me suivre. Le gouverneur de Buénos-Ayres a tout pris, mais il me reste votre cœur. Venez; votre présence me rendra la vie ou me fera mourir de plaisir.»

Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transporta Candide d’une joie inexprimable; et la maladie de sa chère Cunégonde l’accabla de douleur. Partagé entre ces deux sentiments, il prend son or et ses diamants, et se fait conduire avec Martin à l’hôtel où Mlle Cunégonde demeurait. Il entre en tremblant d’émotion, son cœur palpite, sa voix sanglote; il veut ouvrir les rideaux du lit; il veut faire apporter de la lumière. «Gardez-vous-en bien, lui dit la suivante; la lumière la tue»; et soudain elle referme le rideau. «Ma chère Cunégonde, dit Candide en pleurant, comment vous portez-vous? si vous ne pouvez me voir, parlez-moi du moins. — Elle ne peut parler, dit la suivante.» La dame alors tire du lit une main potelée que Candide arrose longtemps de ses larmes, et qu’il remplit ensuite de diamants, en laissant un sac plein d’or sur le fauteuil.