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– Non, mon père, ou bien peu; mais pourquoi cela?

– Oh! Je voulais raconter à ce propos… Faites-m’y donc penser à l’occasion… Pour le moment, soyez sûr que je vous comprends et que je sais vous apprécier, et, tout à fait confus, je lui saisis encore la main.

– Comptez que je vous le rappellerai, mon petit; je vais l’inscrire en lettres d’or. Tenez, je fais tout de suite un pense-bête. – Et il orna d’un nœud son mouchoir tout souillé de tabac.

– Evgraf Larionitch, prenez donc votre thé, lui dit ma tante.

– Tout de suite, belle Madame… je voulais dire princesse! Et voici pour le thé que vous m’offrez: j’ai rencontré en route M. Bakhtchéiev. Il était si gai que je me suis demandé s’il n’allait pas se marier… De la flatterie, toujours de la flatterie! – ajouta-t-il à mi-voix et avec un clin d’œil en passant devant moi, sa tasse à la main. – Mais comment se fait-il qu’on ne voie pas le principal bienfaiteur, Foma Fomitch? Ne viendra-t-il pas prendre son thé?

Mon oncle tressaillit comme si on l’eut piqué et regarda timidement la générale.

– Ma foi, je n’en sais rien, répondit-il avec une singulière confusion. On l’a fait prévenir, mais il… Sans doute n’est-il pas d’humeur… J’y ai déjà envoyé Vidopliassov et… si j’y allais moi-même?…

– Je suis entré chez lui, dit Éjévikine d’un ton énigmatique.

– Est-ce possible! s’écria mon oncle effrayé. Eh bien, qu’y a-t-il?

– Oui; avant tout, je suis allé le voir pour lui présenter mes hommages. Il m’a dit qu’il entendait prendre son thé chez lui et seul avec lui-même; il a même ajouté qu’il pouvait bien se contenter d’une croûte de pain sec.

Ces paroles semblèrent terroriser mon oncle.

– Mais comment ne lui expliques-tu pas, ne le persuades-tu pas. Evgraf? dit mon oncle avec reproche.

– Je lui ai dit ce qu’il fallait.

– Eh bien?

– Pendant un bout de temps, il n’a pas répondu. Il était absorbé par un problème de mathématiques qui devait être fort difficile. Il avait dessiné les figures; je les ai vues. J’ai dû répéter trois fois ma question. Ce n’est qu’à la quatrième qu’il releva la tête et parut s’apercevoir de ma présence. «Je n’irai pas, me dit-il. Il y a un savant qui est arrivé. Puis-je rester auprès d’un pareil astre?» Ce sont ses propres paroles.

Et le vieux me lança un coup d’œil d’ironie.

– Je m’attendais à cela! fit mon oncle en frappant des mains. Je l’avais bien pensé. C’est de toi, Serge, qu’il parle. Que faire, maintenant?

– Il me semble, mon oncle, répondis-je avec dignité et en haussant les épaules, il me semble que cette façon de refuser est tellement ridicule qu’il n’y a vraiment pas à en tenir compte et je vous assure que votre confusion m’étonne…

– Ah! Mon cher, tu n’y comprends rien! cria mon oncle avec un geste énergique.

– Inutile de vous lamenter maintenant, interrompit Mlle Pérépélitzina, puisque c’est vous la cause de tout le mal. Si vous aviez écouté votre mère, vous n’auriez pas à vous désoler à présent.

– Mais de quoi suis-je coupable, Anna Nilovna? Vous ne craignez donc pas Dieu? gémit mon oncle d’une voix suppliante qui voulait provoquer une explication.

– Si, je crains Dieu, Yégor Ilitch; tout cela ne provient que de votre égoïsme et du peu d’affection que vous avez pour votre mère, répondit avec dignité Mlle Pérépélitzina. Pourquoi n’avez-vous pas respecté sa volonté dès le début? Elle est votre mère! Quant à moi, je ne vous mentirai pas: je suis la fille d’un lieutenant-colonel, moi aussi, et non pas la première venue.

Il me parut bien que cette demoiselle ne s’était mêlée à la conversation que dans le but unique d’informer tout le monde et particulièrement certain nouvel arrivé, qu’elle était la fille d’un lieutenant-colonel et non la première venue.

– Il outrage sa mère! dit enfin la générale avec une grande sévérité.

– De grâce, ma mère, que dites-vous là?

– Tu es un profond égoïste, Yégorouchka! poursuivit la générale avec une animation croissante.

– Ma mère! Ma mère! Moi, un profond égoïste? s’écria désespérément mon oncle. Voici cinq jours que vous êtes fâchée contre moi et que vous ne me dites pas un mot. Et pourquoi? pourquoi? Qu’on me juge! Que tout le monde me juge! Qu’on entende enfin ma justification! Pendant longtemps je me suis tu, ma mère; jamais vous n’avez voulu m’écouter; que tout le monde m’écoute, à présent. Anfissa Pétrovna! Paul Sémionovitch, noble Paul Sémionovitch! Serge, mon ami, tu n’es pas de la maison; tu es pour ainsi dire un spectateur; tu peux juger avec impartialité…

– Calmez-vous, Yégor Ilitch; calmez-vous! s’écria Anfissa Pétrovna. Ne tuez pas votre mère.

– Je ne tuerai pas ma mère, Anfissa Pétrovna, mais frappez! Voici ma poitrine! continuait mon oncle au paroxysme de l’excitation, comme on voit les hommes de caractère faible une fois à bout de patience, encore que toute cette belle ardeur ne soit qu’un feu de paille. – Je veux dire, Anfissa Pétrovna, que je n’ai dessein d’offenser personne. Je commence par déclarer que Foma Fomitch est l’homme le plus généreux, qu’il est doué des plus hautes qualités, mais il a été injuste envers moi dans cette affaire.

– Hem! grogna Obnoskine, comme pour pousser encore mon oncle.

– Paul Sémionovitch, mon honorable Paul Sémionovitch! Croyez-vous vraiment que je ne sois qu’une poutre insensible? Mais je vois tout; je comprends tout; je comprends tout avec les larmes de mon cœur, je puis le dire: je comprends que tous ces malentendus sont le produit de l’excessive amitié qu’il a pour moi. Mais je vous jure qu’en cette affaire, il est injuste. Je vais tout vous dire; je veux raconter cette histoire dans sa pleine vérité, dans tous ses détails, pour que tout le monde en voit clairement les causes et décide si ma mère a raison de m’en vouloir parce que je n’ai pas pu satisfaire Foma Fomitch. Écoute-moi, toi aussi, Sérioja – ajouta-t-il en se tournant vers moi. (Et il garda cette attitude pendant tout son récit comme s’il n’eut guère eu confiance en la sympathie des autres assistants.)

– Écoute-moi, toi aussi et dis-moi si j’ai tort ou raison. Voici le point de départ de toute cette affaire. Il y a huit jours, oui, juste huit jours, mon ancien chef, le général Houssapétov, passe dans notre ville avec sa femme et sa belle-sœur, et s’y arrête pour quelque temps. J’en fus ravi. Je saute sur cette bonne occasion; je cours les voir et les invite à dîner. Le général me donne sa promesse de venir autant que possible. Un homme charmant, je ne te dis que cela! et resplendissant de vertus, et un vrai grand seigneur par dessus le marché. Il a fait le bonheur de sa belle-sœur en la mariant à un jeune homme tout à fait bien qui est fonctionnaire à Malinovo et qui, jeune encore, possède une instruction universelle, pour ainsi dire. En un mot, un général parmi les généraux! Naturellement, voilà toute la maison sens dessus dessous: les cuisiniers préparent leurs plats; je retiens des musiciens et suis au comble du bonheur. Mais est-ce que cela ne déplaît pas à Foma Fomitch? Je me souviens que nous étions à table; on venait de servir un des ses mets favoris. Soudain, il se lève brusquement en criant: «On me blesse! On me blesse! – Comment ça? lui dis-je. – Vous me méprisez à présent; vous n’êtes plus occupé que de généraux. Vous les aimez mieux que moi!» Tu comprends, je ne rapporte brièvement que le gros de l’affaire; mais si tu avais entendu tout ce qu’il disait! en un mot, il m’a chaviré le cœur. Que pouvais-je faire? Naturellement, cela m’a complètement abattu; j’étais comme une poule mouillée. Le grand jour venu, le général fait dire qu’il ne peut venir et qu’il présente ses excuses. Je me rends chez Foma: «Allons, calme-toi, Foma! le général ne viendra pas. – On m’a blessé!» continue-t-il à crier. Je le prends par tous les bouts. «Non, allez avec vos généraux puisque vous me les préférez! Vous avez tranché le nœud de l’amitié.» Mon ami, je comprends le motif de son ressentiment; je ne suis pas une souche, ni un bœuf, ni un vague pique-assiette. C’est son amitié pour moi qui le pousse, sa jalousie. – il me l’a dit lui-même, – il craint de perdre mon affection et il m’éprouve afin de voir ce que je suis capable de faire pour lui. «Non, me dit-il, je dois être pour vous autant qu’un général, qu’une Excellence! Je ne me réconcilierai avec vous que lorsque vous m’aurez prouvé votre estime. – Comment te la prouver, Foma Fomitch? – En m’appelant pendant toute une journée Votre Excellence!» Je tombe des nues! Tu vois d’ici mon étonnement. «Que cela vous serve de leçon, continue-t-il, et vous apprenne pour l’avenir à ne plus admirer de généraux alors que d’autres leur sont peut-être supérieurs!» Alors, je le confesse devant tous, je n’y tins plus. «Foma Fomitch, lui dis-je, cela est impossible. Je ne saurais me résoudre à une chose pareille. Ai-je le droit de te faire général? Penses-y toi-même; qui donc possède ce pouvoir? Voyons, comment te dirais-je: Votre Excellence? Ce serait attenter aux choses les plus saintes! Mais, un général, c’est l’honneur de la Patrie; il a combattu; il a versé son sang sur le champ de bataille!…» Il n’a rien voulu entendre. «Foma, je ferai tout ce que tu voudras. Tu m’as demandé de raser mes favoris que tu trouvais antipatriotiques; je les ai rasés à contrecœur, mais je les ai rasés. Je ferai d’autres sacrifices si tu le désires; renonce seulement à te faire traiter en général! – Non, dit-il, je ne me réconcilierai que lorsqu’on m’appellera Votre Excellence. Ce sera fort salutaire à votre moralité en abaissant votre orgueil. Et voilà huit jours qu’il ne me parle plus. Il en veut à tous ceux qui viennent ici. Il a su que tu es un savant… et par ma faute; je n’ai pas su tenir ma langue. Il m’a alors déclaré qu’il ne resterait pas une minute de plus dans la maison, si tu y venais. «Alors, moi, je ne suis donc plus un savant pour vous?»… Que sera-ce quand il apprendra la venue de Korovkine? Voyons réfléchis; dis-moi de quoi je suis coupable. Puis-je me résoudre à lui donner de l’Excellence? Est-il possible de vivre pareillement? Pourquoi, aujourd’hui même, a-t-il chassé de table ce pauvre Bakhtchéiev? Admettons que Bakhtchéiev n’a pas inventé l’astronomie… nous non plus! Pourquoi? voyons; pourquoi tout cela?