Foma Fomitch s’émut.
– Quoi? Qu’est-ce que tu as dit? Voilà que tu fais l’insolent?
– Non, Foma Fomitch, répondit Gavrilo avec dignité, je ne fais pas l’insolent; un paysan comme moi n’a pas le droit d’être insolent envers un seigneur de naissance comme toi. Mais tout homme est créé à l’image de Dieu. J’ai soixante-deux ans passés. Mon père se souvient de Pougatchov, et mon grand’père fut pendu au même tremble que son maître, Matvéï Nikitich, – Dieu ait leurs âmes! – par ce même Pougatchov, circonstance à laquelle mon père dut d’être distingué par le défunt maître Afanassi Matvéitch qui en fit d’abord son valet de chambre, puis son maître d’hôtel. Quant à moi, Foma Fomitch, tout domestique que je sois, je n’ai jamais subi une honte pareille!
En prononçant les derniers mots, Gavrilo écarta les mains et baissa la tête. Mon oncle l’observait avec inquiétude.
– Voyons, voyons, Gavrilo, exclama-t-il, allons, tais-toi!
– Ça ne fait rien, dit Foma en pâlissant légèrement et en s’efforçant de sourire. Laissez-le dire. Voilà le fruit de votre enseignement…
– Je dirai tout! continua Gavrilo avec une animation extraordinaire; je ne garderai rien! On peut me lier les mains, on ne m’attachera pas la langue. Même pour moi, vil esclave devant toi, un pareil traitement est une offense. Je dois te servir et te respecter parce que je suis né dans l’état de servitude; je dois remplir tous mes devoirs en tremblant de crainte. Quand tu écris un livre, mon devoir est de ne laisser personne entrer chez toi; c’est en cela que consiste mon service. Faut-il faire quelque chose pour toi? c’est avec le plus grand plaisir. Mais, sur mes vieux jours, vais-je me mettre à aboyer un langage étranger et à faire le pantin devant le monde? Je ne peux plus paraître parmi les domestiques: «Français, tu es Français!» me crient-ils. Non, monsieur Foma Fomitch, je ne suis pas seul de mon avis, moi, pauvre sot; tous les bonnes gens commencent à dire d’une seule voix, que vous êtes devenu tout à fait méchant et que notre maître n’est devant vous qu’un petit garçon et que, quoique vous soyez le fils d’un général, quoique vous eussiez pu l’être vous même, vous n’en êtes pas moins un méchant homme, méchant comme une furie!
Gavrilo avait fini. J’exultais. Tout pâle de rage Foma Fomitch ne pouvait revenir de la surprise où l’avait plongé le regimbement inattendu du vieux Gavrilo; il semblait se consulter sur le parti à prendre. Enfin, l’explosion se produisit:
– Comment? Il ose m’insulter, moi! moi! Mais c’est de la rébellion! hurla-t-il en bondissant de sa chaise.
La générale bondit après lui en claquant des mains. Ce fut un incroyable remue-ménage. Mon oncle se précipita vers le coupable pour l’entraîner hors de la salle.
– Aux fers! qu’on le mette aux fers! criait la générale. Yégorouchka, expédie-le tout droit à la ville et qu’il soit soldat, ou tu n’auras pas ma bénédiction. Charge-le de fers et engage-le!
– C’est-à-dire? criait Foma. Un esclave! Un Chaldéen! Un Hamlet! Il ose m’insulter! Lui, la semelle de mes chaussures, il ose me traiter de furie!
Je m’avançai avec décision en regardant Foma Fomitch dans le blanc des yeux et, tout tremblant d’émotion, je lui dis:
– J’avoue que je partage entièrement l’avis de Gavrilo!
Il fut tellement saisi par ma sortie qu’au premier abord il semblait n’en pas croire ses oreilles.
– Qu’est-ce encore? vociféra-t-il avec rage, tombant en arrêt devant moi et me dévorant de ses petits yeux injectés de sang. Qui est-tu donc, toi?
– Foma Fomitch… bredouilla mon oncle éperdu, c’est Sérioja, mon neveu…
– Le savant! hurla Foma, c’est lui le savant? Liberté! égalité! fraternité! Journal des débats! À d’autres, mon cher; ce n’est pas ici Pétersbourg; tu ne me la feras pas! Je me moque de tes Débats. Ce sont des Débats pour toi, mais pour nous, ce n’est rien! Mais j’en ai oublié sept fois autant que tu en sais! Voilà le savant que tu es.
Je crois bien que, si on ne l’eût retenu, il se fût jeté sur moi.
– Mais il est ivre! fis-je en jetant autour de moi un regard étonné.
– Qui? Moi? cria Foma d’une voix altérée.
– Oui, vous!
– Ivre?
– Ivre!
Foma ne put le supporter. Il poussa un cri strident, comme si on l’eût égorgé et bondit hors de la pièce. La générale allait tomber en syncope quand elle prit le parti de courir après lui. Tout le monde la suivit, y compris mon oncle. Quand je repris mes esprits, il ne restait dans la pièce qu’Éjévikine qui souriait en se frottant les mains.
– Vous m’avez promis de me raconter une histoire de Jésuite, me dit-il d’une voix doucereuse.
– Que dites-vous? demandai-je, ne comprenant plus de quoi il pouvait s’agir.
– Vous m’avez promis de me raconter une anecdote au sujet d’un Jésuite…
Je courus vers la terrasse d’où je gagnai le jardin. La tête me tournait.
VIII DÉCLARATION D’AMOUR
Agacé, mécontent de moi, j’errai dans le jardin pendant près d’une demi-heure, réfléchissant sur la conduite à tenir. Le soleil se couchait. Tout à coup, au détour d’une allée, je me trouvai face à face avec Nastenka. Elle avait les yeux pleins de larmes qu’elle essuyait avec son mouchoir.
– Je vous cherchais, fit-elle.
– Je vous cherchais aussi. Dites-moi si je suis ou non dans une maison de fous?
– Vous n’êtes nullement dans une maison de fous! répondit-elle d’un air offensé et me regardant fixement.
– Mais alors, que se passe-t-il? Au nom du Christ, donnez-moi un conseil! Où se trouve maintenant mon oncle? Puis-je aller le trouver? Je suis heureux de vous avoir rencontrée; peut-être pourrez-vous me tirer d’embarras.
– N’allez pas auprès de votre oncle. Je viens moi-même de les quitter.
– Mais où sont-ils?
– Qui le sait? Peut-être sont-ils tous retournés dans le potager, dit-elle, irritée.
– Quel potager?
– La semaine passée, Foma Fomitch cria qu’il ne voulait plus rester dans cette maison. Il courut au potager, prit une bêche dans la hutte et se mit à remuer la terre. Nous n’en revenions pas, le croyant devenu fou. Alors, il dit: «Afin que l’on ne me reproche plus le pain que je mange, le pain qu’on me donne, je vais bêcher la terre; je paierai de mon travail la nourriture que j’ai reçue et je m’en irai ensuite! Voilà où vous me réduisez!» Et tout le monde de pleurer, de se mettre à genoux devant lui, de vouloir lui ôter sa bêche. Mais il persistait à remuer la terre; il a ravagé tout un carré de navets. Comme on lui a cédé une fois, il se peut qu’il ait recommencé. Avec lui, il faut s’attendre à tout.
– Et vous pouvez me raconter cela avec ce sang-froid? m’écriai-je dans une grande indignation.
Elle leva sur moi des yeux étincelants.
– Pardonnez-moi; je ne sais plus ce que je dis, repris-je. Écoutez: savez-vous pourquoi je suis venu ici?
– Non… non… répondit-elle en rougissant et une expression de douleur se refléta sur son charmant visage.
– Excusez-moi continuai-je. Je ne suis plus moi-même. Je sais que je devrais prendre plus de précautions, surtout avec vous… Mais, n’importe; je pense que, dans des cas pareils, la franchise est encore le meilleur parti… J’avoue… ou plutôt, je voulais dire… vous connaissez les intentions de mon oncle? Il m’a ordonné de vous demander votre main!