Выбрать главу

– Eh bien: «Votre Excellence…»

– Non; pas de: eh bien, mais tout simplement: «Votre Excellence». Je vous demande, colonel, de prendre un autre ton. J’espère aussi que vous n’allez pas vous formaliser, si je vous propose de vous incliner légèrement en prononçant ces mots, ce qui exprime le respect et le désir de tenir compte de toutes les observations faites. J’ai fréquenté, moi aussi, la société des généraux et je connais ces nuances. Et bien: «Votre Excellence…»

– «Votre Excellence…»

– «Combien je suis heureux de l’occasion qui s’offre à moi de vous présenter mes excuses pour avoir si mal compris l’âme de Votre Excellence. J’ose vous assurer qu’à l’avenir je n’épargnerai point mes faibles forces pour le bien commun…» Et en voilà assez pour vous!

Pauvre oncle! Il dut répéter ce galimatias phrase par phrase, mot par mot! Je rougissais comme un coupable; la colère m’étouffait.

– Voyons, s’enquit le bourreau, ne sentez-vous pas maintenant dans votre cœur une sorte d’allégresse, comme si un ange y fut descendu?… Répondez: sentez-vous la présence de l’ange?

– Oui, Foma, je sens une sorte d’allégresse, répondit mon oncle.

– Maintenant que vous êtes vaincu, vous sentez votre cœur comme si on le baignait dans les saintes huiles?

– Oui, Foma, on le dirait baigné dans l’huile.

– Dans l’huile?… Hem! Je ne vous ai pas parlé d’huile… Mais n’importe. Vous saurez désormais, colonel, ce que c’est que le devoir accompli! Luttez contre vous-même! Vous avez trop d’amour-propre. Votre orgueil est excessif.

– Oui, Foma, je le vois, soupirait mon oncle.

– Vous êtes un égoïste, un ténébreux égoïste…

– Oui, je suis un égoïste, Foma; je le sais depuis que je te connais.

– Je vous parle en ce moment comme un père, comme une tendre mère… Vous découragez tout le monde et vous oubliez la douceur des caresses.

– Tu as raison, Foma.

– Dans votre grossièreté, vous heurtez les cœurs d’une façon si brutale, vous sollicitez l’attention d’une manière si prétentieuse que vous feriez sauver tout homme délicat à l’autre bout du monde.

Mon oncle soupira encore.

– Soyez plus doux, plus attentif pour les autres, témoignez-leur plus d’affection; pensez aux autres plus qu’à vous-même et vous ne serez pas oublié non plus. Vivez, mais laissez vivre les autres, tel est mon principe! Souffre, travaille, prie, espère! voilà les règles de conduite que je voudrais inculquer à l’humanité entière! Suivez-les et je serai le premier à vous ouvrir mon cœur, à pleurer… s’il le faut, sur votre poitrine. Tandis que vous ne vivez que pour vous; c’est lassant à la fin!

– «Homme aux douces paroles!» prononça dévotement Gavrilo.

– Tout cela est vrai, Foma; je le sens acquiesça mon oncle, tout ému. Mais tout n’est pas de ma faute; j’ai été élevé ainsi; j’ai vécu parmi les soldats. Je te jure, Foma, que j’étais très sensible. Quand je fis mes adieux au régiment, tous les hussards, toute la brigade pleurait. Ils disaient tous qu’ils ne reverraient plus mon pareil… Alors, je m’étais dit que je n’étais pas un homme absolument mauvais.

– Nouveau trait d’égoïsme. Je vous reprends en flagrant délit d’amour-propre exaspéré. Vous vous vantez et vous cherchez à vous parer des larmes de ces hussards. Me voyez-vous faire parade des larmes de qui que ce soit? Et cependant, ça ne me serait pas difficile: j’aurais de quoi me vanter aussi!

– Ça m’a échappé, Foma: je n’ai pas pu me contenir au souvenir du beau temps passé!

– Le beau temps ne nous tombe pas du ciel; c’est nous qui le faisons nous-mêmes; il est dans notre cœur, Yégor Ilitch. Pourquoi suis-je toujours heureux, calme, content, en dépit de mes malheurs? Pourquoi n’importuné-je personne excepté les imbéciles, les savants que je n’épargne pas et que je n’épargnerai jamais? Quels sont ces savants? «Un homme de science». Mais, chez lui, cette science est un leurre et non une science! Voyons, que disait-il, ce tantôt? Qu’il vienne! Faites venir tous les savants. Je suis en mesure de les confondre tous, de renverser toutes leurs doctrines! Quant à la noblesse de sentiments, je n’en parle même pas…

– Certainement, Foma, certainement, personne n’en doute!

– Tout à l’heure, j’ai fait preuve d’esprit, de talent, de colossale érudition littéraire, d’une connaissance approfondie du cœur humain; j’ai montré dans un brillant développement comment tel Kamarinski pouvait devenir un thème élevé de conversation dans la bouche de l’homme de talent. Eh bien, lequel d’entre eux a su m’apprécier à ma valeur? Non, on se détournait de moi. Je suis certain qu’il vous a déjà dit que je ne savais rien! Et pourtant, il avait peut-être devant lui un Machiavel, un Mercadante, dont tout le défaut était sa pauvreté, son génie méconnu!… Non, cela, c’est impardonnable!… On me parle aussi d’un certain Korovkine. Qu’est-ce encore que celui-là?

– Foma, c’est un homme d’esprit et de science que j’attends. Celui-là est véritablement un savant!

– Hum! Je vois ça, une sorte d’Aliboron moderne, pliant sous le poids des livres. Ces gens-là n’ont pas de cœur, colonel, ils n’ont pas de cœur. Qu’est-ce que l’instruction sans la vertu?

– Non, Foma, non! Si tu avais entendu comme il parlait du bonheur conjugal! Ses paroles allaient droit au cœur, Foma!

– Hem! On verra. On lui fera passer un examen à ce Korovkine. Mais en voilà assez! conclut-il en se levant. Je ne saurais encore vous accorder mon pardon total, colonel, car l’outrage fut sanglant. Mais je vais prier et peut-être Dieu fera-t-il descendre la paix en mon âme offensée. Nous en reparlerons demain. Pour le moment, permettez-moi de me retirer. Je suis très fatigué; je me sens affaibli…

– Ah! Foma, fit mon oncle avec empressement, tu dois être bien las. Si tu mangeais un morceau pour te réconforter? Je vais donner des ordres.

– Manger? Ha! ha! ha! Manger! répondit Foma avec un rire de mépris. On vous fait vider une soupe empoisonnée et puis on vous demande si vous n’avez pas faim? On soignerait les plaies du cœur avec de petits plats? Quel triste matérialiste vous faites, colonel!

– Foma, je te jure que je te faisais cette offre de bon cœur!

– C’est bien, laissons cela. Je me retire. Mais vous, courez immédiatement vous jeter aux pieds de votre mère et tâchez d’obtenir son pardon par vos larmes et vos sanglots; tel est votre devoir.

– Ah! Foma, je n’ai cessé d’y penser tout le temps de notre conversation: j’y pensais à l’instant même en te parlant. Je suis prêt à rester à genoux devant elle jusqu’à l’aube. Mais pense seulement, Foma, à ce que l’on exige de moi! C’est injuste, cruel! Sois généreux, fais mon bonheur; réfléchis, décide, et alors… alors… je te jure…

– Non, Yégor Ilitch, non; ce n’est pas mon affaire, répondit Foma. Vous savez fort bien que je ne me mêle pas de tout cela. Je vous sais convaincu que je suis la cause de tout, bien que je me sois toujours tenu à l’écart de cette histoire et dès le commencement, je vous le jure. Seule agit ici la volonté de votre mère qui ne cherche que votre bien, naturellement. Rendez-vous auprès d’elle; courez-y et réparez, par votre obéissance, le mal que vous avez fait… Il faut que votre colère soit passée avant que le soleil ne se couche. Quant à moi, je vais prier pour vous toute la nuit. Voici longtemps déjà que je ne sais plus ce que c’est que le sommeil, Yégor Ilitch. Adieu! Je te pardonne aussi, vieillard – ajouta-t-il en se tournant vers Gavrilo – je sais que tu n’as pas agi dans la plénitude de ta raison. Pardonne-moi si je t’ai offensé… Adieu, adieu à tous et que Dieu vous bénisse!