Выбрать главу

– Entendu. Mais attendons jusqu’à demain, conclut Mizintchikov avec un sourire moqueur. La nuit porte conseil. Au revoir. Je reviendrai vous voir demain de très bonne heure. Réfléchissez.

Et il s’en fut en sifflotant.

Je sortis presque sur ses talons pour prendre un peu l’air. La lune n’était pas encore levée; la nuit était noire et l’atmosphère suffocante; pas un mouvement dans le feuillage. Malgré mon extrême fatigue, je voulus marcher, me distraire, rassembler mes idées, mais je n’avais pas fait dix pas que j’entendais la voix de mon oncle. Il gravissait le perron du pavillon en compagnie de quelqu’un et causait avec animation. Son interlocuteur n’était autre que Vidopliassov.

XI UN GRAND ÉTONNEMENT

– Mon oncle! m’écriai-je. Enfin!

– Mon ami, j’avais aussi grande hâte de te voir. Laisse-moi en finir avec Vidopliassov et nous pourrons causer. J’ai beaucoup à te dire.

– Comment? Encore Vidopliassov! Mais renvoyez-le!

– Patiente cinq ou dix minutes, Serge et je suis à toi. C’est une petite affaire à régler.

– Mais il vous importune avec toutes ses bêtises! fis-je, très mécontent.

– Que te dire, mon ami? Certainement que le moment est assez mal choisi pour venir m’ennuyer avec de telles bêtises… Voyons, Grigori, comme si tu ne pouvais pas choisir une autre occasion pour me faire tes plaintes! Qu’y puis-je? Aie au moins pitié de moi! Vous m’éreintez, tous tant que vous êtes! Je n’en peux plus, Serge!

Et mon oncle fit des deux mains un geste de profond ennui.

– Quelle affaire a-t-il donc, si importante qu’on ne puisse la remettre? J’ai grand besoin, mon oncle, de…

– Eh! mon ami, on crie assez que je ne me soucie pas de la moralité de mes gens! Il se plaindra demain que je n’ai pas voulu l’écouter et alors… de nouveau…

Il fit un geste.

– Voyons, finissons-en au plus vite. Je vais vous aider. Montons. Que veut-il? fis-je une fois que nous fûmes dans le pavillon.

– Mon ami, son nom ne lui plaît pas. Il demande la permission d’en changer. Comment trouves-tu cela?

– Son nom ne lui plaît pas! Eh bien, mon oncle, avant que de l’entendre, permettez-moi de vous dire que c’est seulement dans votre maison qu’on voit de tels miracles!

Et, les bras écartés, je fis un grand geste d’étonnement.

– Eh! mon ami, je sais aussi écarter les bras. À quoi cela sert-il? dit mon oncle d’un ton fâché. Va, parle-lui; retourne-le! Depuis deux mois qu’il m’ennuie!…

– Mon nom n’est pas convenable! reprit Vidopliassov.

– Mais pourquoi? lui demandai-je ébahi.

– Parce qu’il a un sens indécent.

– Pourquoi? Et puis, comment en changer? On ne change pas de nom!

– De grâce, peut-on porter un nom pareil?

– Je veux bien qu’il soit assez bizarre, continuai-je, toujours aussi étonné. Mais qu’y faire? Ton père le portait.

– Ainsi donc, par la faute de mon père, il faut que je souffre toute ma vie, car mon nom m’attire d’innombrables désagréments, d’insupportables plaisanteries, répondit Vidopliassov.

– Je parierais, mon oncle, m’écriai-je avec colère, je parierais qu’il y a du Foma Fomitch là-dessous.

– Non, mon ami, non; tu te trompes. Il est bien vrai que Foma le comble de ses bienfaits; il en a fait son secrétaire et c’est là l’unique emploi de Grigori. Bien entendu, il s’est efforcé de le développer, de lui communiquer sa noblesse d’âme et il en a fait un homme éclairé sous certains rapports… Je te raconterai tout cela…

– C’est exact, interrompit Vidopliassov, Foma Fomitch est mon bienfaiteur. Il m’a fait concevoir mon néant et que je ne suis qu’un ver sur la terre; il m’a enseigné ma destinée.

– Voici, Sérioja, fit mon oncle avec sa précipitation accoutumée. Ce garçon vécut à Moscou depuis son enfance. Il était domestique chez un professeur de calligraphie. Si tu voyais comme il a bien profité des leçons de son maître! il écrit avec des couleurs, avec de l’or; il dessine; en un mot, c’est un artiste. Il enseigne l’écriture à Ilucha et je lui paie un rouble cinquante kopeks la leçon; c’est le prix fixé par Foma. Il donne des leçons chez d’autres propriétaires qui le rétribuent également. Aussi, tu vois comme il s’habille! En outre, il fait des vers.

– Eh bien, fis-je, il ne manquait plus que cela!

– Des vers, mon ami, des vers! et ne crois pas que je plaisante; de vrais vers, des vers superbes. Il n’a qu’à voir n’importe quel objet pour faire des vers dessus. Un véritable talent! Pour la fête de ma mère, il en avait composé de si beaux que nous n’en revenions pas d’étonnement. Le sujet était pris dans la mythologie; il y avait des muses et c’était très bien rimé! Foma lui avait corrigé cela. Naturellement, je n’y vois pas de mal; j’en suis très content. Qu’il compose des vers s’il lui plaît pourvu qu’il ne fasse pas de bêtises! C’est un père qui te parle, Grigori. Quand Foma eut connaissance de ces poésies, il le prit pour lecteur et pour copiste; en un mot, il lui a donné de l’instruction et Grigori ne ment pas en l’appelant son bienfaiteur. Mais cela fit germer dans son cerveau et le romantisme et l’esprit d’indépendance; Foma m’a expliqué tout cela, mais je l’ai déjà oublié. J’avoue même que, sans l’intervention de Foma, j’allais l’affranchir. J’en suis honteux, vois-tu… Mais Foma est opposé à ce projet parce qu’il a besoin de ce serviteur et qu’il l’aime; il m’a aussi fait remarquer que «c’est un honneur pour moi d’avoir des poètes parmi mes gens et que jadis, il en était ainsi chez certains barons, dans les époques de vraie grandeur». Bon! va pour la vraie grandeur. Je commence à l’estimer, comprends-tu, mon ami? Mais ce qui est mauvais, c’est qu’il devient fier et ne veut plus adresser la parole aux domestiques. Ne te froisse pas, Grigori, je te parle en père. Il devait épouser Matriona, une jeune fille honnête, travailleuse et gaie. À présent, il n’en veut plus, qu’il se soit fait une très haute idée de lui-même, ou qu’il ait résolu de conquérir la célébrité avant de chercher femme ailleurs…

– C’est principalement sur le conseil de Foma Fomitch que j’agis de la sorte, nous fit observer Vidopliassov. Comme il me veut du bien…

– Parbleu! comment se passer de Foma Fomitch? m’écriai-je involontairement.

– Eh! mon cher, l’affaire n’est pas là, interrompit précipitamment mon oncle, mais on ne le laisse plus tranquille. La jeune fille n’est pas timide; elle a excité contre lui toute la domesticité qui s’en moque et le persifle; jusqu’aux enfants qui le traitent en bouffon…

– Tout cela par la faute de Matriona, fit Vidopliassov. C’est une sotte; et moi, il faut que je pâtisse parce qu’elle a mauvais caractère!

– Eh bien, Grigori, c’est ce que je disais! continua mon oncle avec un air de reproche. Ils ont trouvé à son nom une rime indécente et voilà pourquoi il me demande s’il n’y aurait pas moyen d’en changer. Il prétend souffrir depuis longtemps de ce nom malsonnant.

– Un nom si vulgaire! ajouta Vidopliassov.

– Bon! tais-toi, Grigori. Foma est de son avis… c’est-à-dire pas précisément, mais il y a lieu de considérer ceci: au cas où nous publierions ses vers ainsi que le projette Foma, un pareil nom serait plutôt nuisible; n’est-ce pas?