– Alors, il veut faire éditer ses vers, mon oncle?
– Oui; c’est décidé. L’édition sera faite à mes frais. Le premier feuillet mentionnera qu’il est mon serf et dans l’introduction l’auteur exprimera, en quelques mots, toute sa gratitude envers Foma, qui l’a instruit et auquel le livre sera dédié. C’est Foma qui écrira la préface. Cela s’appellera: «Les Rêveries de Vidopliassov»…
– Non, «les Gémissements de Vidopliassov», corrigea le laquais.
– Eh bien, tu vois? Les gémissements… avec ce nom ridicule et qui, selon Foma, révolte la délicatesse et le bon goût!… D’autant plus que tous ces critiques semblent très portés à la raillerie, et particulièrement Brambéus… Rien ne les arrête et le nom leur serait un prétexte à quolibets. Je lui dis qu’il n’a qu’à signer de n’importe quel nom (cela se nomme, je crois, un pseudonyme). «Non, me répondit-il, ordonnez à toute votre domesticité de me donner un nouveau nom, un nom convenant à mon talent.»
– Et je parie que vous avez consenti, mon oncle?
– Oui, Sérioja, et principalement pour ne pas avoir de discussions avec eux. Il y avait justement à ce moment-là un petit malentendu entre Foma et moi… Mais, depuis ce temps, Grigori change de nom tous les huit jours; il choisit les plus délicats: Oléandrov, Tulipanov… Voyons Grigori: d’abord, tu as voulu t’appeler «Grigori Vierny» et puis ce nom te déplut parce qu’un mauvais plaisant lui avait trouvé une rime fâcheuse. Il fut d’ailleurs puni sur ta plainte. Mais de combien de noms t’es-tu successivement affublé? Une fois, tu prétendis être «Oulanov». Avoue que c’est là un nom stupide! Cependant, j’avais donné mon consentement, ne fût-ce que pour me débarrasser de lui. Et mon oncle se tourna vers moi. – Pendant trois jours, tu fus Oulanov… Tu as même usé toute une rame de papier à étudier l’effet que ça faisait en signature. Mais, cette fois encore tu n’eus pas la main heureuse: on découvrit une nouvelle rime désobligeante. Alors, quel nouveau nom avais-tu choisi? Je ne m’en souviens déjà plus.
– Tantsev, répondit Vidopliassov. S’il faut que mon nom ait quelque chose de sautillant, qu’il ait au moins une tournure étrangère: Tantsev.
– Parfait, Tantsev. J’ai encore consenti. Seulement, du coup on inventa une rime telle que je ne peux même pas la répéter. Aujourd’hui, il a trouvé quelque chose d’autre, je parie! Est-ce vrai, Grigori? Allons, avoue!
– En effet, voici longtemps déjà que je voulais mettre à vos pieds un nouveau nom, mais beaucoup plus noble.
– Et c’est?
– Essboukétov.
– Et tu n’as pas honte, Grigori, tu n’as pas honte? Un nom de pommade! Toi, un homme intelligent, c’est tout ce que tu as trouvé et, sans doute, après de laborieuses recherches. Allons, on voit ça sur les flacons de parfums!
– Écoutez, mon oncle, fis-je à demi-voix, c’est un imbécile, le dernier des imbéciles!
– Qu’y faire, mon cher? répondit tout bas mon oncle, ils disent tous qu’il est remarquablement intelligent et que ce sont les nobles sentiments qui l’agitent…
– Mais, renvoyez-le pour l’amour de Dieu!
– De grâce, Grigori, écoute-moi! dit mon oncle d’une voix aussi suppliante que s’il eût eu peur de Vidopliassov lui-même. Réfléchis, mon ami: n’ai-je de temps que pour écouter tes plaintes? Tu te plains qu’on t’ait encore insulté? Bon! je te donne ma parole de m’en occuper dès demain. Mais, pour le moment, va-t-en; Dieu soit avec toi! Attends: que fait en ce moment Foma Fomitch?
– Quand je l’ai quitté, il se couchait et il m’a ordonné, au cas où on le demanderait, de dire qu’il allait passer la nuit en prières.
– Hum! Eh bien, va-t-en, va-t-en, mon ami!… Vois-tu, Sérioja, il ne quitte pas Foma Fomitch et je le crains un peu. Les domestiques ne l’aiment pas parce qu’il va tout rapporter à Foma. Le voilà parti, mais, demain, il forgera quelque mensonge… Là-bas, mon cher, j’ai tout arrangé; je me suis calmé… J’avais hâte de te rejoindre. Enfin nous voici donc encore ensemble! – et il me serra la main avec émotion. – Et moi qui te croyais fâché et prêt à prendre la poudre d’escampette. J’avais donné ordre de te surveiller… Ce Gavrilo, tantôt, crois-tu! Et Falaléi… et toi… tout en même temps! Mais Dieu merci, je vais enfin pouvoir te parler à loisir, à cœur ouvert! Ne t’en va pas, Sérioja: je n’ai que toi; toi et Korovkine…
– Enfin, mon oncle, qu’avez-vous arrangé, là-bas et qu’ai-je à attendre ici après ce qui s’est passé? Je vous avoue que ma tête éclate!
– Et la mienne, donc! Voilà six mois que tout y est à la débandade, dans ma tête! Mais, grâce à Dieu, tout est arrangé. Primo, on m’a pardonné; on m’a complètement pardonné, à certaines conditions, il est vrai, mais je n’ai presque plus rien à craindre désormais. On a pardonné aussi à Sachourka. Tu te rappelles Sacha, Sacha, Sacha! ce tantôt?… Elle a la tête chaude et s’était un peu laissée aller, mais c’est un cœur d’or; Dieu la bénisse. Je suis fier de cette fillette, Sérioja. Quant à toi, on te pardonne aussi. Tu pourras faire tout ce qu’il te plaira: parcourir toutes les pièces, te promener dans le jardin… à cette seule condition que tu ne diras rien demain ni devant ma mère, ni devant Foma Fomitch. Je le leur ai promis en ton nom; tu écouteras, voilà tout… Ils disent que tu es trop jeune pour… Ne te formalise pas, Sergueï; tu es en effet très jeune… Anna Nilovna est aussi de cet avis…
Il n’était pas douteux que j’étais fort jeune et je le prouvai sur le champ en m’élevant avec indignation contre ces clauses humiliantes.
– Écoutez, mon oncle, m’écriai-je, presque suffoquant, dites-moi seulement une chose et tranquillisez-moi: suis-je ou non dans une maison de fous?
– Te voilà bien! Tu te mets tout de suite à critiquer! Tu ne peux te contenir! s’écria-t-il, affligé. Il n’y a pas de maison de fous, mais on s’est emporté de part et d’autre. Voyons, conviens-en: comment t’es-tu conduit? Tu te rappelles ce que tu as osé dire à un homme que son âge devrait te rendre vénérable?
– Des hommes pareils n’ont pas d’âge, mon oncle.
– Voyons, mon ami, tu dépasses la mesure! C’est de la licence. Je ne désapprouve pas l’indépendance de pensée tant qu’elle reste dans les bornes du bon goût, mais tu dépasses la mesure!… Et tu m’étonnes, Serge!
– Ne vous fâchez pas, mon oncle; j’ai tort, mais seulement envers vous. En ce qui concerne votre Foma…
– Bon! votre Foma, à présent! Allons, Serge, ne le juge pas si sévèrement; c’est un misanthrope, un malade et voilà tout. Il ne faut pas se montrer trop exigeant avec lui. Mais en revanche, c’est un noble cœur; c’est le plus noble des hommes. Tu en as encore vu la preuve tantôt et, s’il a parfois de petites lubies, il n’y faut pas faire attention. À qui cela n’arrive-t-il pas?
– Je vous demanderais plutôt à qui ces choses-là arrivent?
– Ah! tu ne cesses de répéter la même chose! Tu n’as guère d’indulgence, Sérioja; tu ne sais pas pardonner!
– Bien, mon oncle, bien; laissons cela. Dites-moi: avez-vous vu Nastassia Evgrafovna?
– Mon ami; c’est justement d’elle qu’il s’agissait… Mais voici le plus grave: nous avons tous décidé d’aller demain souhaiter la fête de Foma. Sachourka est une charmante fillette, mais elle se trompe. Demain, nous nous rendrons tous auprès de lui, de bonne heure, avant la messe. Ilucha va lui réciter une poésie; ça lui fera plaisir; ça le flattera. Ah! si tu voulais venir avec nous, toi aussi! Il te pardonnerait peut-être entièrement. Comme ce serait bien de vous voir tous deux réconciliés! Allons, Sérioja, oublie l’outrage; tu l’as toi-même offensé… C’est un homme des plus respectables…