Pauvre orpheline élevée dès l’enfance dans une maison étrangère et peu hospitalière, puis jeune fille pauvre, puis demoiselle pauvre, enfin vieille fille pauvre, Tatiana Ivanovna, dans toute sa pauvre vie, avait bu jusqu’à la lie la coupe amère du chagrin, de l’isolement, de l’humiliation et des reproches. Elle connut, sans que rien ne lui en fût épargné, tout ce que le pain d’autrui apporte avec lui de rancœurs. La nature l’avait douée d’un caractère enjoué, très impressionnable et léger. Dans les débuts, elle supportait tant bien que mal sa triste destinée et trouvait encore à rire son rire insouciant et puéril. Mais le sort en eut raison avec le temps.
Peu à peu, elle pâlit, maigrit, devint irritable et d’une susceptibilité maladive et finit par tomber en une rêverie interminable, seulement interrompue par des crises de larmes et de sanglots convulsifs. Seule l’imagination la consolait, la ravissait d’autant plus que la réalité lui apportait moins de biens tangibles. Ces rêves, qui jamais ne se réalisaient, lui apparaissaient d’autant plus charmants que ses espoirs de terrestre bonheur s’évanouissaient plus complètement et sans retour. Ce n’était plus en songe, mais les yeux grands ouverts, qu’elle rêvait de richesses incalculables, d’éternelle beauté, de prétendants riches, nobles et élégants, princes ou fils de généraux qui lui gardaient leurs cœurs dans une pureté virginale et expiraient à ses pieds, d’amour infini, jusqu’à ce qu’il apparût, lui, l’être d’une beauté idéale, réunissant en soi toutes les perfections, affectueux et passionné, artiste, poète, fils de général, le tout à la fois ou successivement. Sa raison faiblissait sous l’action dissolvante de cet opium de rêveries secrètes et incessantes, lorsque, tout à coup, la destinée lui joua un dernier tour.
Demoiselle de compagnie chez une vieille dame aussi hargneuse qu’édentée, elle se trouvait réduite au dernier degré de l’humiliation, confinée dans le terre-à-terre le plus lugubre et le plus écœurant, accusée de toutes les infamies, à la merci des offenses du premier venu, sans personne pour la défendre, abrutie par cette vie atroce et en même temps ravie dans l’artificiel paradis de ses songes follement ardents, quand elle apprit soudain la mort d’un parent éloigné dont tout les proches avaient disparu depuis longtemps. Dans sa légèreté, elle ne s’en était jamais préoccupée. C’était un homme bizarre qui avait vécu enfermé, dans un lieu lointain, solitaire, morne, craignant le bruit, s’occupant de phrénologie et d’usure.
Une énorme fortune lui tombait du ciel comme par miracle et se répandait à ses pieds en longue coulée d’or: elle était l’unique héritière de l’oublié. Cette ironie du sort l’acheva. Comment ce cerveau affaibli ne se fût-il pas aveuglément fié à ses visions, alors qu’une partie s’en vérifiait? La malheureuse y laissa sa dernière lueur de bon sens. Défaillante de félicité, elle se perdit définitivement dans le monde charmant des fantaisies insaisissables et des fantômes séducteurs. Foin des scrupules, des doutes, des barrières qu’élève la réalité et de ses lois rigoureuses et fatales!
Elle avait trente-cinq ans, rêvait de beauté éblouissante et, dans le froid de son triste automne, elle sentait derrière elle les richesses d’un coffre inépuisable; tout cela se confondait sans lutte dans son être. Si l’un de ses rêves s’était fait vie, pourquoi pas les autres! Pourquoi n’apparaîtrait-il pas? Tatiana Ivanovna ne raisonnait point; elle se contentait de croire. Et, tout en attendant l’idéal, elle vit jour et nuit défiler devant elle une armée de postulants, décorés ou non, civils ou militaires, appartenant à l’armée ou à la garde, grands seigneurs ou poètes, ayant vécu à Paris ou seulement à Moscou, avec ou sans barbiches, avec ou sans royales, espagnols ou autres, mais surtout espagnols, cohue innombrable et inquiétante; un pas de plus et elle était mûre pour la maison de fous. Enivrés d’amour, ces jolis fantômes se serraient autour d’elle en une foule brillante et ces créations fantasmagoriques, elle les transportait dans la vie de chaque jour. Tout homme dont elle rencontrait le regard était amoureux d’elle; le premier passant venu se voyait promu espagnol et, si quelqu’un mourait, c’était d’amour pour elle.
Cela se confirmait à ses yeux de ce que des Obnoskine, des Mizintchikov et tant d’autres se mirent à la courtiser, et tous dans le même but. On l’entourait de petits soins; on s’efforçait de lui plaire, de la flatter. La pauvre Tatiana ne voulut même pas soupçonner que toutes ces manœuvres n’avaient pas d’autre objectif que son argent, convaincue que, par ordre supérieur, les hommes, corrigés, étaient devenus gais, aimables, charmants et bons. Il ne paraissait pas encore, mais, sans nul doute, il allait bientôt paraître et la vie était fort supportable, si attrayante, si pleine d’amusements et de délices que l’on pouvait bien patienter.
Elle mangeait des bonbons, cueillait des fleurs, recherchait les plaisirs et lisait des romans. Mais la lecture surexcitait son imagination et elle abandonnait le livre dès la seconde page, s’envolant dans ses rêveries à la plus légère allusion amoureuse, à la description d’une toilette, d’une localité, d’une pièce. Sans cesse elle faisait venir de nouvelles parures, des dentelles, des chapeaux, des coiffures, des rubans, des échantillons, des patrons, des dessins de broderies, des bonbons, des fleurs, des petits chiens. Trois femmes de chambre passaient leurs journées à coudre dans la lingerie et la demoiselle ne cessait d’essayer ses corsages et ses falbalas et, du matin jusqu’au soir, parfois même la nuit, elle restait à se tourner devant sa glace. Depuis sa subite fortune, elle avait rajeuni et embelli. Je ne me rappelle pas quel lointain degré de parenté l’unissait à feu le général Krakhotkine et fus toujours persuadé que cette consanguinité n’avait jamais existé que dans l’imagination inventive de la générale, désireuse d’accaparer la riche Tatiana et de la marier au colonel de gré ou de force. M. Bakhtchéiev avait raison de dire que Cupidon avait brouillé la tête à Tatiana, et l’oncle était fort raisonnable de la poursuivre et de la ramener, fût-ce malgré elle. Elle n’eût pu vivre sans tutelle, la pauvrette; elle eût péri, à moins qu’elle ne fût devenue la proie de quelque coquin.
Nous arrivâmes à Michino vers dix heures. C’était un misérable trou de village à environ trois verstes de la grande route. Six ou sept cabanes de paysans, enfumées, à peine couvertes de chaume, y regardaient le passant d’un air morne et assez peu hospitalier.
On ne voyait pas un jardin, pas un buisson à un quart de verste à la ronde. Un vieux cytise endormi laissait piteusement pendre ses branches au-dessus d’une mare verdâtre qu’on appelait l’étang. Quelle fâcheuse impression ne devait pas produire un tel lieu d’habitation sur Tatiana Ivanovna! Triste mise en ménage!
La maison du maître était nouvellement construite en bois, étroite, longue, percée de six fenêtres alignées et hâtivement couvertes de chaume, car l’employé-propriétaire était en train de s’installer. La cour n’était pas encore complètement entourée et l’on voyait, sur un seul côté, une barrière de branchages de noyers entrelacés dont les feuilles desséchées n’avaient pas eu le temps de tomber. Le long de cette haie était rangé le tarantass d’Obnoskine. Nous tombions tout à fait inopinément sur les coupables et, par une fenêtre ouverte, on entendait des cris et des pleurs.