— Oui. Deux ou trois mille dollars. Pas suffisant pour une année à Chapel Ridge, mais c’est un début. Ce que mon père appellerait une somme honnête. »
M. Ricker hocha la tête.
« Ça me semble correct. Teddy Junior commencerait par t’en proposer huit cents. Tu pourrais monter jusqu’à mille, mais si tu continues à pousser, il prendra la mouche et t’enverra balader. L’autre, Buy the Book, c’est chez Buddy Franklin. Il est OK — j’entends par là honnête — mais Buddy n’est pas très intéressé par les romans de fiction du vingtième siècle. Son truc à lui, c’est de vendre des vieilles cartes et des atlas du dix-septième siècle aux nantis de Branson Park et Sugar Heights. Mais si tu arrives à convaincre Buddy d’expertiser le livre, tu pourrais ensuite aller voir Teddy Junior chez Grissom, et peut-être en tirer mille deux cents dollars. Je ne dis pas que c’est ce qui arrivera, je dis seulement que c’est possible.
— Et Andrew Halliday Rare Editions ? »
M. Ricker fronça les sourcils.
« J’éviterais Halliday si j’étais toi. Il a une petite boutique sur Lacemaker Lane, la rue piétonne perpendiculaire à Lower Main Street. Pas beaucoup plus large qu’un wagon d’Amtrak, sa boutique, mais punaise, presque aussi longue qu’un pâté de maisons. Il a l’air de s’en sortir plutôt bien, mais il est pas net. J’ai entendu dire qu’il n’était pas très regardant sur la provenance de certains objets. Tu vois de quoi je parle ?
— La transmission de propriété.
— C’est ça. Détenir un bout de papier qui dit que c’est toi le propriétaire légal de ce que tu essaies de vendre. La seule chose que je sais, c’est qu’il y a quinze ans, Halliday a vendu un jeu d’épreuves de Louons maintenant les grands hommes de James Agee et qu’il s’est avéré que ces épreuves avaient été volées dans la succession de Brooke Astor. Une riche petite vieille de New York avec un comptable véreux. Halliday a présenté un reçu, son histoire était crédible, l’enquête a été abandonnée. Mais les reçus peuvent être falsifiés, tu sais ça. Je l’éviterais.
— Merci, monsieur Ricker », dit Pete, songeant que s’il se décidait, c’était d’abord chez Andrew Halliday Rare Editions qu’il irait.
Mais il devrait être très, très prudent, et si M. Halliday n’acceptait pas de transaction en espèces, il n’y aurait pas de transaction du tout. Et en aucun cas Halliday ne devrait connaître le nom de Pete. Un déguisement pourrait être de circonstance, bien qu’il vaille mieux ne pas trop en faire de ce côté-là.
« Y a pas de quoi, Pete, mais je mentirais si je te disais que c’est une bonne décision. »
Pete pouvait comprendre. Lui non plus n’en était pas tellement sûr.
Un mois plus tard, retournant toujours dans sa tête les options qui s’offraient à lui, il en était presque arrivé à la conclusion qu’essayer de vendre ne serait-ce qu’un seul carnet représentait un trop gros risque pour une trop maigre récompense. Si le carnet atterrissait entre les mains d’un collectionneur privé — de ceux qui achètent des tableaux de grande valeur pour les accrocher dans des pièces secrètes où ils sont les seuls à pouvoir les admirer —, ça irait. Mais il ne pourrait pas en être certain. Il penchait de plus en plus pour le don anonyme ; peut-être qu’il pourrait les envoyer par courrier à la bibliothèque de l’Université de New York. Le conservateur d’un endroit comme ça comprendrait leur valeur, aucun doute là-dessus. Mais ça restait encore un peu trop public à son goût, pas du tout comme glisser les enveloppes d’argent dans des boîtes aux lettres au coin des rues. Et si quelqu’un se souvenait de lui au bureau de poste ?
Et puis, par un soir pluvieux d’avril 2014, Tina frappa de nouveau à sa porte. Elle avait abandonné Mme Beasley depuis longtemps et troqué son pyjama-grenouillère contre un maillot de football des Cleveland Browns trois fois trop grand, mais aux yeux de Pete, elle ressemblait beaucoup à la petite fille inquiète qui lui avait demandé, à l’Époque des Mauvais Pressentiments, si leurs parents allaient divorcer. Elle s’était fait des couettes et, le visage nettoyé du peu de maquillage que sa mère lui autorisait (Pete avait dans l’idée qu’arrivée à l’école, elle en rajoutait une couche), elle avait l’air plus près des dix ans que des treize. Il pensa : Teenie est presque une ado. C’était dur à croire.
« Je peux entrer une minute ?
— Bien sûr. »
Il était allongé sur son lit en train de lire Quand elle était gentille, un roman de Philip Roth. Tina s’assit dans son fauteuil de bureau, ramenant son maillot-chemise de nuit sur ses chevilles et soufflant quelques cheveux égarés de son front légèrement parsemé d’acné.
« Y a quelque chose qui va pas ?
— Hum… ouais. »
Mais elle s’arrêta là.
Il fronça le nez.
« Allez, crache. Un garçon sur lequel tu craques t’as envoyée balader ?
— C’est toi qui as envoyé l’argent, dit-elle. Pas vrai ? »
Pete la fixa, sidéré. Il essaya de parler, mais n’y parvint pas. Il chercha à se convaincre qu’elle avait pas dit ce qu’elle avait dit, sans y parvenir non plus.
Elle acquiesça comme s’il venait d’avouer.
« Ouais, c’est toi. Ça se voit sur ton visage.
— C’est pas moi, Teenie, je m’attendais pas à ce que tu dises ça, c’est tout. Où est-ce que j’aurais pu trouver autant d’argent ?
— J’en sais rien, mais je me rappelle la fois où tu m’as demandé ce que je ferais si je trouvais un trésor enterré.
— Je t’ai demandé ça ? »
Pensant : T’étais à moitié endormie. Tu peux pas t’en rappeler.
« Des doublons, t’as dit. Des pièces d’autrefois. Je t’ai dit que je le donnerais à papa et maman pour qu’ils arrêtent de se disputer, et c’est ce que t’as fait. Sauf que c’était pas un trésor de pirates, c’était de l’argent normal. »
Pete posa son livre.
« Va pas raconter ça à papa et maman. Ils pourraient te croire. »
Elle le considéra gravement.
« J’irai jamais leur raconter. Mais j’ai besoin de savoir… y en a vraiment plus ?
— C’est ce que disait le mot dans la dernière enveloppe, répondit Pete prudemment. Et y en a pas eu d’autre depuis, donc j’imagine qu’y en a plus, non. »
Elle soupira.
« Ouais. C’que j’me disais. Mais fallait que je demande. »
Elle se leva.
« Tina ?
— Quoi ?
— Je suis vraiment désolé pour Chapel Ridge et tout ça. J’aimerais qu’il en reste encore. »
Elle se rassit.
« Je garderai ton secret si tu gardes celui qu’on a, maman et moi. OK ?
— OK.
— En novembre dernier, elle m’a emmenée à Chap — c’est comme ça que les filles disent — pour une de leurs portes ouvertes. Elle voulait pas que papa le sache, parce qu’elle pensait que ça le mettrait en colère, mais à l’époque, elle pensait que peut-être ils pourraient me le payer, surtout si j’avais une bourse sur critères sociaux. Tu vois ce que c’est ? »
Pete acquiesça.
« Sauf qu’on recevait toujours l’argent à l’époque, et c’était avant toute la neige et tout ce froid bizarre de décembre et janvier. On a visité quelques salles de classe. Et les labos de science. C’est dingue le nombre d’ordis qu’ils ont. On a visité le gymnase aussi, qui est gigantesque, et les douches. Et ils ont des cabines privées pour se changer, pas des box pour parquer le bétail comme à Northfield. Pour les filles, en tout cas. Devine qui mon groupe avait comme guide ?