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— Oui, je sais écrire », répondit Morris.

Il vit Allgood s’amener, prendre note de qui marchait à côté de Morris, et changer de cap, direction le terrain de basket à l’autre extrémité de la cour.

« Moi, c’est Warren Duckworth. On m’appelle surtout Duck.

— Je suis Morris Bel…

— Je sais qui tu es. T’écris plutôt bien, non ?

— Oui. »

Morris répondit sans hésitation ni fausse modestie. La façon dont Roy Allgood s’était soudain trouvé un autre endroit où traîner ne lui avait pas échappé.

« Tu pourrais écrire une lettre à ma femme, si j’te dis plus ou moins quoi écrire ? Mais en faisant des plus belles phrases, tu vois l’genre ?

— Je peux faire ça, et je le ferai, mais j’ai un petit problème.

— Je sais c’est quoi ton problème, lui dit sa nouvelle connaissance. T’écris à ma femme une lettre qui la rendra heureuse — peut-être arrêter de causer divorce — et t’auras plus de problème avec cette petite pute dans ta piaule. »

C’est moi la petite pute dans ma piaule, pensa Morris, mais il ressentit une infime lueur d’espoir.

« Monsieur, je vais écrire à votre femme la plus belle lettre qu’elle ait jamais reçue de sa vie. »

En regardant les énormes bras de Duckworth, il se rappela un truc qu’il avait vu dans un documentaire animalier. Il y avait une espèce d’oiseau qui vivait dans la gueule des crocodiles, assurant jour après jour sa survie en picorant les petits restes de nourriture entre leurs crocs. Morris se disait que l’oiseau en question avait probablement fait une très bonne affaire.

« J’aurai besoin de papier. » Se rappelant la maison de redressement où cinq feuillets de Blue Horse pourris étaient tout ce à quoi t’avais droit, des feuillets où flottaient de gros grumeaux de pâte à papier ressemblant à des grains de beauté précancéreux.

« Je te trouverai du papier. Autant que t’en veux. Écris juste cette lettre, et à la fin, tu dis que tous les mots sont sortis de ma bouche, que toi t’as juste écrit.

— OK, dites-moi ce qui lui ferait le plus plaisir à entendre. »

Duck réfléchit, puis son visage s’illumina :

« Qu’elle est bonne au pieu ?

— Ça, elle doit déjà le savoir. » C’était au tour de Morris de réfléchir. « Quelle partie de son corps elle aimerait changer si elle pouvait ? »

Duck fronça les sourcils.

« Ch’ais pas. Elle dit toujours que son cul est trop gros. Mais tu peux pas écrire ça, ça ferait qu’aggraver les choses au lieu de les arranger.

— Non, ce que je vais écrire c’est à quel point vous aimez poser vos mains dessus et le tripoter. »

Duck souriait à présent.

« T’as intérêt à faire gaffe ou c’est moi qui vais te violer.

— C’est quoi sa robe préférée ? Elle en a une ?

— Ouais, une verte. Elle est en soie. C’est sa mère elle lui a offert l’an dernier avant j’me fasse serrer. Elle la met quand on sort danser. » Il baissa les yeux vers le sol. « Elle a pas intérêt à être en train de danser, là. Mais ça s’pourrait, je le sais. Peut-être que je sais pas écrire autre chose que mon putain de nom, mais j’suis pas con.

— Je pourrais écrire à quel point vous aimez lui tripoter les fesses quand elle porte cette robe, qu’est-ce que vous en dites ? Que rien que d’y penser, ça vous excite. »

Duck le dévisagea avec une expression totalement étrangère au quotidien de Morris dans la prison de Waynesville. Une expression de respect.

« Hé, c’est pas mal, ça. »

Morris cogitait toujours. Le sexe était pas le seul truc que les femmes avaient en tête quand elles pensaient aux mecs : le sexe, c’est pas l’amour.

« Elle a les cheveux de quelle couleur ?

— Ben, en ce moment, je sais pas. Bruns, je dirais, mais ça c’est quand elle se les teint pas. »

Brun, ça sonnait pas bien, du moins aux oreilles de Morris, mais y avait plein de façons d’esquiver ce genre de mot. Il lui vint à l’esprit que tout ça s’apparentait pas mal à vendre un produit dans une agence de pub, mais il repoussa bien vite l’idée. La survie, c’est la survie. Il poursuivit :

« J’écrirais à quel point vous aimez voir le soleil briller dans ses cheveux, surtout le matin. »

Duck ne répondit rien. Il fixait Morris, ses sourcils broussailleux rejoints par un froncement au milieu.

« Quoi ? C’est pas bon ? »

Duck lui saisit le bras et, pendant un terrible instant, Morris fut persuadé qu’il allait le briser comme une branche morte. HAINE était tatoué sur ses phalanges de gros costaud. Duck souffla :

« C’est comme d’la poïésie, ça. T’auras ton papier demain. Y en a plein à la bibiothèque. »

Ce soir-là, quand Morris retourna au bloc à vingt et une heures après avoir passé six heures à teindre des fringues en bleu, sa piaule était vide. Rolf Venziano, de la cellule voisine, informa Morris que Roy Allgood avait été emmené à l’infirmerie. Quand Allgood revint le lendemain, il avait deux énormes coquards et une attelle au nez. Il regarda Morris depuis sa couchette puis se retourna pour faire face au mur.

Warren Duckworth fut son premier client. Au cours des trente-six années suivantes, ils furent nombreux.

Parfois, quand il n’arrivait pas à dormir, allongé sur le dos dans sa cellule (au début des années quatre-vingt-dix, il en avait une individuelle, avec étagère approvisionnée en livres aux pages usées à force d’avoir été tournées), Morris essayait de se détendre en repensant à sa découverte de Jimmy Gold. Un rayon de soleil lumineux dans la grisaille de chaos et de colère de son adolescence.

À l’époque, ses parents se disputaient sans arrêt, et même s’il en était venu à les détester cordialement tous les deux, sa mère était la mieux armée contre le monde, alors il avait adopté son sourire en coin sarcastique et l’attitude supérieure et cassante qui allait avec. Excepté en littérature, où il avait des A (quand il voulait), il collectionnait les C. Ce qui propulsait Anita Bellamy, brandissant ses relevés de notes, dans des paroxysmes de fureur. Il avait aucun ami mais plein d’ennemis. À trois reprises, il s’était fait tabasser. Deux fois par des garçons qu’aimaient tout simplement pas son attitude en général, mais le troisième avait une raison plus précise. C’était une armoire à glace, un joueur de football de terminale du nom de Pete Womack, qui un jour à la cafèt’ n’avait pas apprécié la façon dont Morris avait reluqué sa copine.

« Kess’ tu regardes, tête de cul ? s’enquit Womack alors que le silence se faisait autour de Morris, assis tout seul à sa table.

— Elle », répondit Morris.

Il avait peur, et d’ordinaire, quand il était lucide, la peur lui imposait un minimum de retenue. Mais il n’avait jamais pu résister à l’attrait du public.

« Ben, t’arrêtes ça », fit Womack assez pitoyablement. Lui laissant sa chance.

Peut-être Pete Womack était-il conscient de faire un mètre quatre-vingt-dix et cent kilos alors que la petite merde de seconde aux lèvres rouges assis tout seul faisait un mètre soixante-dix et soixante kilos tout mouillé. Peut-être avait-il également conscience que ceux qui regardaient — dont sa copine clairement embarrassée — prendraient note de cette inégalité.

« Si elle veut pas qu’on la regarde, dit Morris, pourquoi elle s’habille comme ça ? »