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Le congélateur était bourré de plats cuisinés tout prêts. Il en prit un au hasard et le mit au four ; il lirait le temps qu’il soit prêt. Après manger, il irait peut-être en haut attraper un des Playboy de son père sous son lit (l’héritage du vieux, se disait-il parfois) pour se palucher un moment.

Il avait oublié de mettre le minuteur du four et c’est l’odeur de ragoût de bœuf brûlé qui le tira de son livre, quatre-vingt-dix minutes plus tard. Il avait lu les cent premières pages, désertant cette petite baraque d’après-guerre en préfabriqué de merde perdue au fond des rues aux noms d’arbres pour s’en aller traîner dans les rues de New York avec Jimmy Gold. Comme dans un rêve, Morris alla à la cuisine, enfila les gants matelassés, retira la masse coagulée du four, la jeta à la poubelle et retourna à son Coureur.

Faudra que je le relise, se dit-il. Il avait l’impression d’avoir un peu de fièvre. Et avec un surligneur. Y avait tellement de choses à noter et à se rappeler. Tellement.

L’une des révélations les plus électrisantes dans une vie de lecteur, c’est de découvrir qu’on est un lecteur — pas seulement capable de lire (ce que Morris savait déjà), mais amoureux de la lecture. Éperdument. Raide dingue. Le premier livre qui donne cette impression ne s’oublie jamais et chacune de ses pages semble apporter une nouvelle révélation, une révélation qui brûle et qui enivre : Oui ! C’est ça ! Oui ! Je l’avais vu aussi ! Et, bien sûr : C’est exactement ce que je pense ! C’est ce que je RESSENS !

Morris écrivit un compte rendu de dix pages sur Le Coureur. Celui-ci revint des mains de MlleTood avec un A+ et un unique commentaire : Je savais que tu apprécierais.

Il avait envie de lui dire qu’il avait pas apprécié : il avait aimé. Sincèrement aimé. Et qu’un amour sincère ne meurt jamais.

Le Coureur voit de l’action était tout aussi bon que Le Coureur, sauf qu’au lieu d’être un étranger à New York, Jimmy était maintenant un étranger en Europe, combattant jusqu’au cœur de l’Allemagne, regardant ses amis mourir et, pour finir, fixant avec une hébétude dépassant l’horreur ce qu’il découvrait derrière les barbelés d’un camp de concentration. Les survivants errants et squelettiques confirmaient ce que Jimmy soupçonnait déjà depuis des années, écrivait Rothstein. Tout ça était une monumentale erreur.

Morris recopia cette phrase en lettres gothiques à l’aide d’un kit de pochoirs et la punaisa à la porte de sa chambre, celle-là même qu’occuperait plus tard un garçon nommé Peter Saubers.

Sa mère la vit accrochée là, sourit de son sourire en coin sarcastique et ne releva pas. Du moins pas tout de suite. Leur différend au sujet de la trilogie Gold survint deux ans plus tard, une fois qu’elle-même eut dévoré les livres. Suite à leur engueulade, Morris s’était soûlé ; suite à quoi il était entré par effraction dans une maison de Sugar Heights et l’avait vandalisée ; suite à sa condamnation pour voie de fait, il avait purgé neuf mois de détention au Centre pour Mineurs de Riverview.

Mais avant tout ça, il y avait eu la sortie du Coureur ralentit, que Morris lut en sentant monter en lui une horreur grandissante. Jimmy se mariait avec une gentille fille. Jimmy décrochait un boulot dans la pub. Jimmy commençait à s’empâter. La femme de Jimmy tombait enceinte du premier des trois petits Gold et ils déménageaient en banlieue pavillonnaire. Jimmy s’y faisait des amis. Lui et sa femme organisaient des barbecues dans leur jardin. Jimmy présidait le gril avec un tablier qui disait LE CHEF A TOUJOURS RAISON. Jimmy trompait sa femme et sa femme le lui rendait bien. Jimmy prenait de l’Alka-Seltzer pour ses aigreurs d’estomac et un truc appelé du Miltown pour ses gueules de bois. Et surtout, Jimmy courait après le Billet d’Or.

Morris avait lu ces terribles développements avec une consternation toujours plus vive et une rage croissante. Il supposa qu’il ressentait ce que sa mère avait ressenti quand elle avait découvert que son mari, qu’elle croyait sagement à sa botte, avait vidé tous leurs comptes en banque tout en continuant à se démener, s’empressant toujours d’obéir à ses ordres sans jamais lever une seule fois la main pour baffer ce sourire en coin sarcastique sur son visage de bêcheuse sur-diplômée.

Morris continua d’espérer que Jimmy se réveillerait. Qu’il se rappellerait qui il était — ou qui il avait été — et qu’il renoncerait à la vie creuse et stupide qu’il menait. Au lieu de ça, Le Coureur ralentit s’achevait avec Jimmy Gold célébrant sa plus grande réussite publicitaire — le Duzzy-Doo, pour l’amour du ciel — et vociférant un vaniteux Attendez de voir l’année prochaine !

Au Centre de Détention pour Mineurs, Morris était contraint de voir un psy une fois par semaine. Le psy s’appelait Curtis Larsen. Les garçons le surnommaient Larsen l’Obscène. Larsen l’Obscène clôturait toujours leur séance par la même question : « De qui est-ce la faute, Morris, si tu es ici ? »

La plupart des gars, même les plus abyssalement cons d’entre eux, connaissaient la réponse à cette question. Morris aussi la connaissait, mais il refusait de la donner.

« De ma mère », répondait-il à tous les coups.

Lors de leur dernière séance, peu de temps avant la fin de peine de Morris, Larsen l’Obscène croisa les mains sur son bureau et regarda Morris durant de longues et silencieuses secondes. Morris savait que Larsen l’Obscène attendait qu’il baisse les yeux. Ce qu’il refusait de faire.

« Dans mon boulot, finit par dire Larsen l’Obscène, ta réponse a un nom. On appelle ça le déni de culpabilité. Penses-tu revenir ici si tu continues à pratiquer le déni de culpabilité ? Il est presque certain que non. Tu auras dix-huit ans dans quelques mois, alors la prochaine fois que tu décrocheras la timbale — car il y aura une prochaine fois —, tu seras jugé par un tribunal pour adultes. Sauf si bien sûr tu décides de changer. Donc pour la dernière fois, Morris : de qui est-ce la faute si tu es ici ?

— De ma mère », répondit Morris sans hésitation.

Parce que c’était pas du déni de culpabilité, c’était la vérité. La logique était imparable.

Entre quinze et dix-sept ans, Morris avait relu les deux premiers tomes de la trilogie Gold de manière obsessionnelle, surlignant et annotant. Il avait relu Le Coureur ralentit une seule fois, et en se forçant. Chaque fois qu’il l’ouvrait, il avait une boule de plomb qui se formait au creux du bide parce qu’il savait ce qui allait se passer. Son ressentiment envers le créateur de Jimmy Gold grandissait. Que Rothstein ait osé démolir Jimmy comme ça ! Qu’il lui ait même pas accordé le droit de partir auréolé de gloire, mais qu’il l’ait laissé vivre ! Se compromettre, magouiller et croire que coucher avec la pouffiasse de vendeuse d’Amway du bout de la rue faisait de lui un rebelle !

Morris pensa lui écrire une lettre pour demander — non, exiger — des explications mais il savait d’après l’article du Time que ce fils de pute ne lisait même pas le courrier de ses fans, alors y répondre…

Comme le suggérerait Ricky le Hippie à Pete Saubers des années plus tard, la plupart des jeunes gens qui s’éprennent des œuvres d’un auteur en particulier — des Vonnegut, des Hesse, des Brautigan et des Tolkien — finissent par se trouver de nouvelles idoles. Vu son désenchantement vis-à-vis du Coureur ralentit, c’est ce qui aurait pu arriver à Morris. S’il n’y avait pas eu l’accrochage avec la salope déterminée à lui pourrir la vie depuis qu’elle ne pouvait plus planter ses griffes dans l’homme qui lui avait pourri la sienne. Anita Bellamy et son Pulitzer raté de justesse encadré, son dôme laqué de cheveux teints en blond et son sourire en coin sarcastique.