« Ce gamin, dit Jerome, il a peut-être des ennuis, mais il réfléchit vite, on peut lui reconnaître ça. » Après avoir stationné dix minutes dans la rue sans perdre de vue le City Drug, Jerome est entré dans la pharmacie pour constater que le lycéen qu’il avait pour mission de suivre était parti. « Un pro n’aurait pas fait mieux.
— Vrai », fait Hodges.
Le gamin s’est transformé en défi, un défi assurément bien plus grand que Madden le voleur d’avion. Hodges n’a pas interrogé le pharmacien lui-même et n’a nul besoin de le faire. Pete passe prendre les médicaments de son père depuis des années : il connaît le pharmacien et le pharmacien le connaît. Il aura inventé une histoire à la con et le pharmacien l’aura laissé sortir par la porte de derrière, et hop ! fait la belette. Ils n’ont même pas pensé à surveiller Frederick Street parce que ça ne semblait pas nécessaire.
« Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Jerome.
— Je crois qu’on devrait aller faire un tour à la maison des Saubers. On avait une faible chance de laisser les parents en dehors de ça, à la demande de Tina, mais je pense que la promesse ne tient plus.
— Ils doivent déjà se douter que c’est lui, dit Jerome. Je veux dire, ce sont ses parents. »
Hodges a envie de dire : Il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, mais il préfère hausser les épaules.
Holly n’a encore rien dit, elle est juste assise au volant de son paquebot de voiture, bras croisés sur la poitrine, se tapotant légèrement les épaules du bout des doigts. Voilà qu’elle se tourne vers Hodges, affalé sur la banquette arrière.
« Tu as parlé du carnet à Peter ?
— J’ai même pas eu le temps », répond Hodges. Holly a une idée derrière la tête avec ce carnet et il aurait dû en parler au gosse, rien que pour la satisfaire, mais la vérité vraie, c’est qu’il y a même pas pensé. « Il a décidé de filer et il a décarré vite fait. Même pas pris la carte que je lui tendais. »
Holly montre le lycée du doigt.
« Je crois qu’on devrait aller parler à Ricky le Hippie avant de partir. » Et comme ni l’un ni l’autre ne répond : « La maison des Saubers sera encore là, vous savez. Elle ne va pas s’envoler, ni rien.
— J’imagine que ça peut pas faire de mal », dit Jerome.
Hodges soupire :
« Pour lui dire quoi exactement ? Qu’un de ses élèves a trouvé ou volé une grosse galette et qu’il a distribué l’argent à ses parents sous forme de pension mensuelle ? C’est les parents qui devraient découvrir ça avant un quelconque prof qui probablement ne se doute de rien. Et c’est Pete qui devrait le leur dire. Ça allégerait la pression qui pèse sur sa sœur, pour commencer.
— Oui, mais si Pete se trouve dans une sorte d’impasse… et qu’il veut pas que ses parents le sachent mais qu’il a quand même envie d’en parler à quelqu’un… vous savez, un adulte… »
Jerome a quatre ans de plus qu’il n’en avait lorsqu’il a aidé Hodges à débrouiller l’affaire Brady Harstfield, il a l’âge de voter et d’acheter légalement de l’alcool mais il est encore assez jeune pour se rappeler comment c’est d’avoir dix-sept ans et de s’apercevoir soudain qu’on s’est fourré dans le pétrin. Quand ce genre de chose arrive, on a envie de parler à quelqu’un qui a un peu de bouteille.
« Jerome a raison », dit Holly. Elle se tourne vers Hodges. « Allons parler à ce prof et voir si Pete lui a demandé conseil pour quoi que ce soit. S’il nous demande pourquoi on veut savoir ça…
— Bien sûr qu’il nous demandera pourquoi, dit Hodges, et je peux difficilement invoquer le secret professionnel. Je suis pas avocat.
— Ni prêtre, ajoute Jerome sans grande utilité.
— Tu peux lui dire qu’on est des amis de la famille, réplique fermement Holly. Et c’est vrai. »
Elle ouvre la portière.
« Tu flaires quelque chose, dit Hodges. Ou je me trompe ?
— Non, tu vois juste. Appelons ça le Holly-flair. Allons-y. »
25
Alors qu’ils sont en train de grimper les larges marches de l’entrée du lycée et de passer sous la devise L’ÉDUCATION EST LE FLAMBEAU DE LA VIE, la porte de Andrew Halliday Rare Editions s’ouvre à nouveau et Pete Saubers entre. Il remonte l’allée centrale puis s’arrête, sourcils froncés. C’est pas M. Halliday qui est assis au bureau. Par bien des aspects, le type qui le remplace est même l’exact opposé de M. Halliday, pâle au lieu de rougeaud (sauf ses lèvres qui sont étrangement rouges), les cheveux blancs au lieu de chauve, et mince au lieu de gros. Presque squelettique. Merde. Pete s’attendait à ce que son scénario foire, mais pas aussi vite.
« Où est M. Halliday ? J’avais rendez-vous avec lui. »
L’inconnu lui sourit.
« Oui, bien sûr, sauf qu’il ne m’a pas donné votre nom. Il m’a juste parlé d’un jeune homme. Il vous attend dans son bureau de l’arrière-boutique. » Ce qui est vrai. Dans un certain sens. « Allez-y, frappez juste et entrez. »
Peter se détend un peu. Il trouve logique que Halliday ne tienne pas à avoir une entrevue aussi cruciale ici, où n’importe quel client en quête d’un exemplaire d’occasion de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur peut entrer et les interrompre. Il fait preuve de prudence, de prévoyance. Si Pete n’en fait pas autant, il pourra dire au revoir à ses maigres chances de se sortir de tout ça indemne.
« Merci », dit-il, et il se dirige vers le fond du magasin entre les hauts rayonnages de livres.
Dès qu’il a dépassé le bureau, Morris se lève et file discrètement à l’entrée du magasin. Il retourne la pancarte accrochée à la vitre pour qu’elle indique FERMÉ et non plus OUVERT.
Puis il tourne le verrou.
26
Au bureau de la scolarité du lycée de Northfield, la secrétaire jette un regard curieux au trio de visiteurs qui se présente après les heures de cours mais elle ne pose aucune question. Peut-être imagine-t-elle que ce sont des gens apparentés à un élève en difficulté et qui viennent plaider sa cause. Qui qu’ils soient, du reste, c’est le problème de Howie Ricker, pas le sien.
Elle consulte un tableau magnétique couvert d’étiquettes multicolores et dit :
« Il devrait encore être dans sa salle. La 209, au deuxième étage, mais s’il vous plaît, jetez un coup d’œil par la fenêtre avant d’entrer pour vous assurer qu’il n’est pas avec un élève. Il assure des permanences aujourd’hui jusqu’à seize heures. Et comme la fin de l’année approche, les élèves sont nombreux à venir trouver leurs professeurs pour des conseils de dernière minute sur leurs devoirs de fin d’année, ou pour leur demander un sursis. »
Hodges la remercie et ils empruntent l’escalier où leurs pas résonnent dans l’établissement quasi désert. Quelque part dans les étages inférieurs, un quatuor de musiciens joue « Greensleeves ». Quelque part au-dessus d’eux, une cordiale voix masculine s’exclame jovialement : « Tu déconnes, Malone ! »
La salle 209 est située à mi-couloir au deuxième étage et M. Ricker, cravate desserrée sur une chemise à motifs cachemire acidulés et col déboutonné, est en pleine conversation avec une jeune fille qui s’explique avec de grands gestes mélodramatiques. Ricker lève les yeux, note qu’il a de la visite, et reporte son attention sur sa jeune élève.