« Racontez-moi… racontez-nous… tout ce dont vous vous souvenez de cette conversation.
— C’est vraiment tout, excepté un détail qui m’a comme qui dirait chatouillé le déconomètre. Il m’a dit que son oncle avait gagné le livre au poker. Je me rappelle avoir pensé que c’est le genre de trucs qui arrivent dans les romans et dans les films, mais rarement dans la vraie vie. Mais bien sûr, il arrive que la vie imite l’art. »
Hodges s’apprête à poser la question évidente mais Jerome le devance :
« Il vous a interrogé sur d’éventuels acheteurs ?
— Oui, c’était pour ça, en fait, qu’il était venu me voir. Il avait une petite liste de négociants locaux, sans doute glanée sur Internet. Je l’ai dissuadé de s’adresser à l’un d’eux. Réputation légèrement louche. »
Jerome regarde Holly. Holly regarde Hodges. Hodges regarde Howard Ricker et pose l’évidente question suivante. Il est complètement focalisé maintenant, l’amorce flambe brillamment dans son esprit.
« Quel est le nom de ce négociant en livres à la réputation louche ? »
29
Pete ne voit plus qu’une seule chance de s’en sortir vivant. Tant que le type aux lèvres rouges et au teint cireux ignore où sont les carnets de Rothstein, il n’appuiera pas sur la détente de son revolver, qui fait moins joujou de minute en minute.
« Vous êtes l’associé de M. Halliday, c’est ça ? dit-il sans exactement regarder le cadavre — cette vision est trop ignoble — mais en donnant un coup de menton dans cette direction. Vous êtes de mèche avec lui ? »
Lèvres Rouges lâche un rire bref puis fait une chose choquante pour Peter qui pensait pourtant que plus rien ne pouvait le choquer. Il crache sur le corps.
« Il a jamais été mon associé. Même s’il aurait pu l’être, à une époque, quand je lui ai donné sa chance. T’étais pas encore une étincelle dans l’œil de ton père, Peter. Je dois dire que je trouve ta tentative de diversion admirable mais je te demanderais de t’en tenir à notre sujet. Où sont les carnets ? Planqués dans ta maison ? Qui, soit dit en passant, était ma maison. C’est-y pas une coïncidence intéressante, ça ? »
Encore un choc.
« Votre…
— Encore de l’histoire ancienne. Peu importe. C’est là-bas qu’ils sont ?
— Non. Ils y ont été un moment, mais je les ai déménagés.
— Et je devrais te croire ? Non, je te crois pas.
— À cause de lui. » Pete désigne à nouveau le cadavre du menton. « J’ai essayé de lui en vendre quelques-uns et il a menacé de me dénoncer à la police. Il fallait que je les déménage. »
Lèvres Rouges réfléchit à ça, puis hoche la tête.
« D’accord, je peux comprendre ça. Ça colle avec ce qu’il m’a raconté. Alors, tu les as mis où ? Crache le morceau, Peter. Déballe tout. On se sentira mieux après, tous les deux. Surtout toi. “Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait.” Macbeth, Acte I. »
Pete ne déballe rien. Tout déballer, c’est mourir. Voici l’homme qui, le premier, a volé les carnets, Pete le sait maintenant. Volé les carnets et assassiné John Rothstein il y a plus de trente ans. Et maintenant il a assassiné M. Halliday. Aura-t-il des scrupules à ajouter Pete Saubers à sa liste ?
Lèvres Rouges n’a aucun mal à lire dans ses pensées.
« J’ai pas besoin de te tuer, tu sais. Pas tout de suite, du moins. Je peux te coller une balle dans la jambe. Si ça te délie pas la langue, je peux t’en coller une dans les parties. Sans ses bijoux de famille, un jeune type comme toi a plus grand-chose à espérer de la vie, si ? »
Poussé dans ses derniers retranchements, Pete n’a plus rien sur quoi se rabattre que l’indignation brûlante, désespérée, que seuls les adolescents savent éprouver.
« Vous l’avez tué ! Vous avez tué John Rothstein ! » Des larmes lui montent aux yeux ; elles roulent sur ses joues en ruisselets tièdes. « Le meilleur écrivain du vingtième siècle et vous avez cambriolé sa maison et vous l’avez tué ! Pour de l’argent ! Rien que pour de l’argent !
— Non, pas pour l’argent ! riposte Lèvres Rouges. Il a trahi ! »
Il fait un pas en avant et le canon de son arme pique légèrement du nez.
« Il a envoyé Jimmy Gold en enfer et il a appelé ça la publicité ! Et puis d’ailleurs, qui t’es pour me donner des leçons ? Toi-même t’as cherché à vendre les carnets ! Moi, je veux pas les vendre. J’ai peut-être voulu, par le passé, quand j’étais jeune et bête, mais c’est fini, ça. Je veux les lire. Ils sont à moi. Je veux caresser l’encre et sentir les mots qu’il a écrits de sa main. C’est de penser à ce moment qui m’a empêché de devenir fou pendant trente-six ans ! »
Il fait un autre pas en avant.
« Oui, et parlons-en de l’argent. L’argent dans la malle ! Tu l’as pris aussi ? Bien sûr que tu l’as pris ! C’est toi le voleur, pas moi ! Toi ! »
À ce moment-là, Pete est trop furieux pour penser à s’enfuir, parce que cette dernière accusation, si injuste soit-elle, est on ne peut plus vraie. Il se saisit soudain d’une des carafes d’alcool et la lance de toutes ses forces sur son bourreau. Lèvres Rouges ne s’attend pas à ça. Il se baisse, en pivotant légèrement sur la droite, et la bouteille le frappe à l’épaule. Le bouchon de verre saute quand elle heurte le tapis. L’odeur âpre et piquante du whisky se mêle à celle du vieux sang. Leur festin interrompu, les mouches bourdonnent en une nuée agitée.
Pete s’empare d’une autre carafe et se précipite sur Lèvres Rouges en la brandissant telle une matraque, tout revolver oublié. Il trébuche sur les jambes écartées de Halliday, tombe sur un genou et, quand Lèvres Rouges fait feu — le bruit, dans la pièce close, résonne comme un claquement de mains mat — la balle frôle sa tête, passant assez près pour balayer ses cheveux. Pete l’entend siffler : zzzzz. Il lance la deuxième carafe et celle-ci frappe Lèvres Rouges juste en dessous de la bouche et il se met à saigner. Dans un cri, il titube en arrière, heurte le mur.
Les deux dernières carafes sont derrière lui maintenant et Pete n’a plus le temps de se retourner pour s’en saisir. Il pousse sur ses jambes afin de se relever et attrape la hachette sur le bureau, non par son manche gainé de caoutchouc mais par le fer. Il sent la morsure du fil dans sa paume mais c’est une douleur lointaine, ressentie par quelqu’un qui vit dans un autre pays. Lèvres Rouges n’a pas lâché le revolver et il le retourne vers Pete pour viser et tirer. Pete n’a pas exactement la possibilité de réfléchir mais une partie profonde de son esprit, qui n’a peut-être jamais été sollicitée jusqu’à ce jour, comprend que s’il était plus près, il pourrait saisir Lèvres Rouges à bras-le-corps et lui arracher son arme. Facilement. Il est plus jeune, plus fort. Mais il y a le bureau entre eux, alors il lance plutôt la hachette. Elle tournoie en direction de Lèvres Rouges, cul par-dessus tête, tel un tomahawk.
Lèvres Rouges hurle et rentre la tête dans les épaules afin de lui échapper, levant la main qui tient le revolver afin de protéger son visage. Le côté contondant du fer heurte son avant-bras. Le revolver s’envole, frappe l’un des rayonnages et tombe sur le sol dans un claquement. Un autre claquement se fait entendre lorsque la balle part. Pete ignore où est partie cette deuxième balle, mais elle n’est pas dans sa peau, et pour lui c’est tout ce qui compte.