Lèvres Rouges rampe vers le revolver, ses fins cheveux blancs en travers des yeux, du sang goutte de son menton. Il est d’une rapidité surnaturelle, un peu comme un lézard. Pete calcule, toujours sans réfléchir, et comprend que s’il essaie de prendre Lèvres Rouges de vitesse pour récupérer le revolver, il perdra. Il s’en faudra d’un cheveu, mais il perdra. Il a peut-être une chance de saisir le bras de l’homme avant que celui-ci ne tourne le revolver vers lui et tire, mais elle est faible.
Il préfère bondir vers la porte.
« Reviens, petit merdeux ! braille Lèvres Rouges. On a pas terminé ! »
Une pensée cohérente fait brièvement surface. Oh, que si, se dit Pete.
Il ouvre la porte à la volée et franchit le seuil en courbant le dos. Il claque la porte derrière lui d’un violent geste de la main gauche et pique un sprint vers l’entrée du magasin en direction de Lacemaker Lane, des autres gens et de leurs vies bénies. Il entend un autre coup de feu — étouffé — et il voûte un peu plus les épaules, mais il ne ressent ni impact, ni douleur.
Il tire sur la poignée de la porte. Elle résiste. Il jette un coup d’œil affolé par-dessus son épaule et voit Lèvres Rouges sortir en trébuchant du bureau de Halliday, le menton festonné d’une barbiche de sang. Il a le revolver à la main et il tente de viser. Pete s’en prend au verrou avec des doigts qui ne sentent rien, parvient à s’en saisir, et tourne. L’instant d’après, il est sur le trottoir ensoleillé. Personne ne le regarde ; il n’y a personne dans les environs. En cette chaude après-midi de semaine, la zone piétonne de Lacemaker Lane est quasi déserte.
Pete court aveuglément, sans du tout savoir où il va.
30
C’est Hodges qui conduit la Mercedes de Holly. Il respecte la signalisation et ne change pas de voie à tout bout de champ. Il n’est pas du tout surpris que cette course du North Side jusqu’à la librairie de Halliday dans Lacemaker Lane lui en rappelle une autre, bien plus folle, à bord du même véhicule. C’était Jerome qui conduisait, cette fois-là.
« Comment tu peux être sûre que le frère de Tina est allé voir ce Halliday ? » demande Jerome.
Il est assis à l’arrière cette après-midi.
« Parce que, répond Holly sans lever les yeux de son iPad qu’elle a retiré de la spacieuse boîte à gants de la Mercedes. J’en suis sûre, et je pense même savoir pourquoi. C’était même pas un livre signé, en plus. » Elle tapote l’écran et marmonne : « Allez allez allez. Connecte-toi, couillounousse !
— Qu’est-ce que tu cherches, Hollyberry ? » demande Jerome en se penchant entre les deux sièges.
Elle se retourne pour le fusiller du regard.
« M’appelle pas comme ça, tu sais que je déteste.
— OK, OK, désolé. »
Jerome lève les yeux au ciel.
« Je te le dirai dans une minute, répond-elle. J’y suis presque. J’aimerais juste avoir une connexion Wi-Fi au lieu de cette saloperie de connexion réseau. C’est tellement lent et caca boudin. »
Hodges éclate de rire. C’est plus fort que lui. Cette fois, c’est vers lui que Holly se tourne pour le fusiller du regard, non sans continuer à taper sur l’écran de sa tablette. Hodges est déjà sur la rampe d’accès au périphérique intérieur et il s’adresse à Jerome :
« Je commence à y voir clair. En supposant que le livre dont Pete a parlé à Ricker soit en fait un carnet d’écrivain : celui que Tina l’a vu cacher précipitamment sous son oreiller.
— Oh oui, c’était ça, intervient Holly sans quitter des yeux son iPad. Holly Gibney est formelle là-dessus. » Elle tape autre chose, fait défiler l’écran et lâche un cri de dépit qui fait sursauter ses deux compagnons. « Oooh, ces toufues pubs ! Ça me rend dingo !
— Calme-toi », lui dit Hodges.
Elle ne l’écoute pas.
« Attendez. Attendez, vous allez voir.
— L’argent et le carnet étaient ensemble, dit Jerome. Le petit Saubers les a trouvés en même temps. C’est ça que vous pensez ?
— Ouais, confirme Hodges.
— Et le contenu du carnet valait encore plus d’argent. Sauf pour un négociant en livres rares à la réputation intacte qui aurait refusé de s’en approcher à moins de…
— JE L’AI ! » hurle Holly, les faisant à nouveau sursauter.
La Mercedes fait une embardée. Le conducteur sur la voie de gauche lance un coup d’avertisseur irrité et décoche un geste éloquent de la main.
« Quoi ? demande Jerome.
— Pas quoi, Jerome, qui ! John Rothstein, nom de Dieu ! Assassiné en 1978 ! Trois hommes, apparemment, se sont introduits dans sa ferme — dans le New Hampshire, c’était — et l’ont tué. Ils ont aussi forcé son coffre. Écoutez ça. Publié dans le Union Leader de Manchester trois jours après le meurtre. »
Tandis qu’elle lit, Hodges quitte le périph’ à la sortie Lower Main.
« “Il semble de plus en plus certain que les cambrioleurs recherchaient autre chose que de l’argent. ‘Il est possible qu’ils aient emporté un certain nombre de carnets contenant des écrits réalisés par M. Rothstein après son retrait de la vie publique’, indique une source proche de l’enquête. Ces carnets, dont la présence a été confirmée hier par la femme de ménage de John Rothstein, pourraient se négocier à prix d’or au marché noir.” »
Les yeux de Holly flamboient. Elle est en pleine révélation divine, un de ces moments où elle s’oublie complètement elle-même.
« Les cambrioleurs ont planqué leur butin, dit-elle.
— Les vingt mille dollars, dit Jerome.
— Et les carnets. Pete en a trouvé certains, peut-être même tous. Il s’est servi de l’argent pour aider ses parents et il s’est attiré des ennuis seulement quand il a essayé de vendre les carnets pour aider sa sœur. Halliday est au courant. À l’heure qu’il est, c’est peut-être lui qui détient les carnets. Dépêche, Bill. Dépêche dépêche dépêche ! »
31
Morris titube jusqu’à la porte du magasin, un cognement dans le cœur, un battement dans les tempes. Il lâche le revolver de Andy dans la poche de son blazer, attrape un livre sur l’un des présentoirs, l’ouvre et se le colle sur le menton pour éponger le sang. Il aurait pu s’essuyer de la manche de son blazer, il a failli le faire, mais il a recommencé à réfléchir et il s’est retenu. Il va devoir se montrer en public et il tient pas à le faire avec du sang sur lui. Le gosse en avait sur son pantalon, et ça c’est un bon point. Un super point, en fait.
Je retrouve mes esprits, et le gosse a intérêt à retrouver les siens. S’il fait ça, je peux encore sauver la situation.
Il ouvre la porte du magasin et regarde des deux côtés de la rue. Aucune trace de Saubers. Il ne s’attendait pas à moins. Les adolescents sont rapides. Ils ressemblent à des cafards, pour ça.
Morris fouille dans sa poche pour retrouver le bout de papier où il a noté le numéro de portable de Pete et vit un moment de panique pure en ne le trouvant pas. Enfin, ses doigts palpent quelque chose, ratatiné dans un coin tout au fond, et il pousse un soupir de soulagement. Il a le cœur qui cogne, cogne, et il frappe sa poitrine osseuse du plat de la main.
Me lâche pas maintenant, pense-t-il. T’as pas intérêt à me lâcher.