Il se sert du téléphone fixe pour appeler Saubers parce que ça aussi ça colle avec l’histoire qu’il est en train de fabriquer dans sa tête. Morris trouve que c’est une bonne histoire. Il se demande si John Rothstein aurait pu en écrire une meilleure.
32
Quand Pete revient complètement à lui, il se trouve dans un endroit que Morris Bellamy connaît bien : Government Square, en face du Happy Cup Café. Il s’assoit pour reprendre son souffle, regardant anxieusement dans la direction d’où il vient. Il ne voit pas trace de Lèvres Rouges, ce qui ne le surprend pas. Pete aussi a retrouvé ses esprits et il sait que l’homme qui a essayé de le tuer ne manquerait pas d’attirer l’attention dans la rue. Je l’ai bien chopé, pense Pete sombrement. Lèvres Rouges c’est Menton Sanglant maintenant.
Pas mal jusque-là, mais ensuite ?
Comme en réponse, son téléphone portable se met à vibrer. Pete l’extrait de sa poche et regarde le numéro affiché. Il reconnaît les quatre derniers chiffres — 8877 — de la fois où il a appelé Halliday pour lui laisser le message au sujet du week-end au Centre de Vacances de River Bend. Ça doit être Lèvres Rouges : c’est sûr que ça peut pas être M. Halliday. Cette pensée est tellement horrible qu’elle le fait rire, même si le son qui sort de sa bouche ressemble plus à un sanglot.
Son premier réflexe est de ne pas répondre. Ce qui le fait changer d’avis, c’est quelque chose que Lèvres Rouges a dit : Ta maison c’était ma maison. C’est-y pas une coïncidence intéressante, ça ?
Le texto de sa mère lui enjoignait de rentrer à la maison directement après l’école. Le texto de Tina lui disait que leur mère savait pour l’argent. Donc elles sont ensemble à la maison, à l’attendre. Pete ne tient pas à les alarmer inutilement — surtout quand c’est lui la cause de leur alarme — mais il doit connaître le motif de cet appel, surtout sachant que son père n’est pas là pour les protéger toutes les deux au cas où le cinglé déciderait de se pointer à Sycamore Street. Son père est parti dans le comté de Victor pour une de ses visites guidées.
Je vais appeler la police, pense Pete. Quand je vais lui dire ça, il va décamper. Il sera bien obligé. Cette idée le réconforte un peu et il appuie sur la touche ACCEPTER.
« Salut, Peter, dit Lèvres Rouges.
— J’ai rien à vous dire, dit Peter. Vous feriez mieux de décamper parce que j’appelle les flics.
— Je suis content que tu m’aies répondu avant de commettre une erreur aussi grossière. Tu ne me croiras pas, mais je te dis ça en ami.
— Vous avez raison, dit Pete. Je vous crois pas. Vous avez voulu me tuer.
— Je vais te dire autre chose que tu ne croiras pas : je suis content de ne pas l’avoir fait. Parce que sinon, je n’aurais jamais pu savoir où tu caches les carnets de Rothstein.
— Vous le saurez jamais », dit Pete. Et il ajoute : « Je vous dis ça en ami. »
Il se sent un peu plus calme maintenant. Lèvres Rouges ne le pourchasse pas et il n’est pas non plus en route pour Sycamore Street. Il se planque dans la librairie et téléphone sur le fixe.
« C’est ce que tu penses maintenant parce que tu n’as pas une vue à long terme des choses. Moi, oui. Je t’expose la situation : Tu es allé voir Andy pour lui vendre les carnets. Il a essayé de te faire du chantage et tu l’as liquidé. »
Pete ne dit rien. Il en est incapable. Il est soufflé.
« Peter ? Tu es là ? Tu ferais mieux si tu veux pas passer un an au Centre de Détention pour Mineurs de Riverview suivi de vingt de plus à Waynesville. J’ai fait les deux et je peux te dire que c’est pas des endroits pour des jeunes mecs au cul vierge. L’université t’irait beaucoup mieux, tu crois pas ?
— J’étais même pas en ville le week-end dernier, dit Pete. J’étais en voyage scolaire. Je peux le prouver. »
Lèvres Rouges n’a pas la moindre hésitation.
« Alors, tu l’as fait avant de partir. Ou peut-être à ton retour, dimanche soir. La police va trouver ton message vocal — j’ai bien fait attention à pas l’effacer. Il y a aussi le DVD de sécurité où on te voit te disputer avec lui. J’ai pris les disques mais je peux faire en sorte que la police les reçoive si on arrive pas à un accord, toi et moi. Et puis, il y a tes empreintes. Ils vont les trouver sur les poignées de porte de son bureau. Mieux même, ils vont les trouver sur l’arme du crime. Je crois que tu es fait, même si tu arrives à rendre compte de chaque minute de ton emploi du temps du week-end. »
Pete s’aperçoit avec consternation qu’il peut même pas faire ça. Il a tout loupé du programme du dimanche. Il revoit Mme Bran — alias Bran Stoker — debout à la porte du bus, il y a à peine vingt-quatre heures, son téléphone portable à la main, prête à appeler le 911 pour signaler la disparition d’un élève.
Je suis désolé, lui a-t-il dit. J’étais malade. J’ai pensé que le grand air me ferait du bien. J’ai vomi.
Il la voit très clairement au tribunal dire que oui, Peter avait l’air malade cette après-midi-là. Et il entend le procureur signaler au jury que n’importe quel adolescent aurait inévitablement l’air malade après avoir découpé un vieux libraire avec une hachette pour en faire du petit bois.
Mesdames et messieurs les jurés, je vous soumets l’hypothèse que Pete Saubers a rejoint la ville en auto-stop ce dimanche matin-là parce qu’il avait rendez-vous avec M. Halliday, lequel pensait que M. Saubers avait finalement décidé de céder à ses tentatives de chantage. Sauf que M. Saubers n’avait aucunement l’intention d’y céder.
C’est un cauchemar, pense Pete. Comme recommencer depuis le commencement les tractations avec Halliday, mais en mille fois pire.
« Peter ? Tu es là ?
— Personne voudra vous croire. Jamais. Pas quand ils sauront qui vous êtes.
— Et qui je suis, exactement ? »
Le Loup, pense Pete. Vous êtes le Grand Méchant Loup.
Des gens ont dû l’apercevoir, ce dimanche, déambuler sur le terrain du Centre de Vacances. Plein de gens, parce qu’il n’est quasiment pas sorti des sentiers balisés. Certains se souviendront sûrement de lui et se manifesteront pour témoigner. Mais, comme l’a dit Lèvres Rouges, cela laisse encore la possibilité d’avant et après le voyage scolaire. Surtout le dimanche soir, quand il est allé directement s’enfermer dans sa chambre. Dans Les Experts et Esprits criminels, la police scientifique est toujours capable de calculer le jour et l’heure exacts de la mort d’une personne assassinée, mais dans la vraie vie, comment savoir ? Pete ne sait pas. Et si la police tient un bon suspect, dont les empreintes se trouvent sur l’arme du crime, l’heure de la mort peut fort bien être négociable.
Mais je pouvais pas faire autrement que lui lancer la hachette ! pense-t-il. J’avais que ça !
Persuadé que les choses ne peuvent qu’empirer, Pete baisse les yeux et voit une tache de sang sur son genou.
Le sang de M. Halliday.
« Je peux arranger ça, dit Lèvres Rouges d’une voix onctueuse. Et si on arrive à s’entendre, je le ferai. Je peux effacer tes empreintes. Je peux effacer ton message vocal. Je peux détruire les DVD de sécurité. Tout ce que tu as à faire, c’est me dire où sont les carnets.
— Comme si je pouvais vous faire confiance !
— Tu devrais. » Voix basse. Câline et raisonnable : « Réfléchis, Pete. Si tu disparais du tableau, le meurtre de Andy apparaît comme un cambriolage qui a mal tourné. Le geste d’un consommateur de crack ou de meth. C’est bon pour nous deux. Si tu restes dans le tableau, l’existence des carnets est dévoilée. Pourquoi est-ce que je voudrais ça ? »