Tu t’en fous, pense Pete. Tu t’en foutras puisque tu seras déjà plus dans les environs quand on découvrira Halliday mort dans son bureau. T’as dit que t’as été à Waynesville. Du coup, ça fait de toi un ex-repris de justice, et tu connaissais M. Halliday. Tout ça mis ensemble, ça fait de toi un suspect, aussi. Tes empreintes sont partout, comme les miennes, et je crois pas que tu puisses les effacer toutes. Ce que tu peux faire — si je te laisse faire — c’est prendre les carnets et te tirer. Et une fois que tu te seras tiré, qu’est-ce qui t’empêche d’envoyer les DVD de sécurité à la police, par pure méchanceté ? Pour te venger de moi de t’avoir frappé avec la carafe de whisky et de m’être sauvé ? Si j’accepte ce que tu proposes…
Il conclut sa pensée à voix haute :
« Je m’enfoncerai un peu plus. Peu importe ce que vous prétendez.
— Je t’assure que ce n’est pas vrai. »
Il a un ton d’avocat, de ces avocats véreux avec des coiffures pas possibles qui font des pubs, tard le soir, sur les chaînes privées. La fureur de Pete revient et le fait se redresser sur le banc comme sous l’effet d’un électrochoc.
« Allez vous faire foutre. Vous aurez jamais ces carnets. »
Et il coupe la communication. Le téléphone vibre de nouveau dans sa main presque aussitôt, même numéro, Lèvres Rouges qui rappelle. Pete appuie sur REFUSER et éteint son téléphone. Là, tout de suite, il faut qu’il réfléchisse plus vite et plus fort qu’il a jamais réfléchi de toute sa vie.
Maman et Tina, c’est elles le plus important. Il faut qu’il parle à sa mère, lui dire qu’elle et Tina doivent quitter la maison tout de suite. Aller dans un motel, n’importe où. Il faut qu’elles…
Non, pas maman. C’est à sa sœur qu’il doit parler, du moins pour commencer.
Il n’a pas pris la carte de M. Hodges mais Tina doit savoir comment entrer en contact avec lui. Et si ça, ça marche pas, il devra appeler la police et prendre ses responsabilités. Il mettra sa famille en danger sous aucun prétexte.
Pete appuie sur la touche raccourci de son téléphone pour appeler sa sœur.
33
« Allô ? Peter ? Allô ? Allô ? »
Rien. Ce salaud de voleur a raccroché. Le premier réflexe de Morris est de vouloir arracher le téléphone fixe de la prise murale et de le balancer contre l’un des rayonnages, mais il se retient au dernier moment. Il a mieux à faire que de se laisser aller à la rage.
Alors ? Que faire maintenant ? Est-ce que Saubers va appeler la police en dépit de toutes les preuves accumulées contre lui ?
Morris peut pas se permettre de croire ça, car sinon, les carnets sont perdus pour lui à jamais. Et il y a ça aussi : le gosse prendrait-il une décision aussi irrévocable sans en parler d’abord à ses parents ? Sans leur demander conseil ? Sans les prévenir ?
Je dois agir vite, pense Morris.
Et tout haut, tandis qu’il essuie ses empreintes sur le téléphone :
« Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait. »
Et il serait bon qu’il se lave le visage et sorte par la porte de derrière. Il ne pense pas que les coups de feu aient été entendus de la rue — le bureau de l’arrière-boutique doit être plutôt bien insonorisé, tapissé de bouquins comme il est — mais il ne tient pas à prendre ce risque.
Il frictionne sa barbiche de sang dans le cabinet de toilette de Halliday, prenant bien soin de laisser la serviette souillée dans le lavabo à l’intention de la police, pour quand elle se décidera à venir. Cela fait, il longe un couloir étroit en direction d’une porte surmontée d’un boîtier lumineux SORTIE et avec plein de cartons de livres empilés devant. Il les déplace en se disant qu’il est stupide de condamner une sortie de secours avec des cartons de livres. Stupide et inconséquent.
Ça pourrait être l’épitaphe de mon vieux pote, songe Morris. Ci-gît Andrew Halliday, homosexuel obèse, stupide et inconséquent. Il sera pas regretté.
La chaleur du milieu de l’après-midi l’assomme tel un marteau et il titube. Sa tête l’élance d’avoir été frappée par cette foutue carafe mais son cerveau tourne à plein régime à l’intérieur. Il monte dans la Subaru, où il fait encore plus chaud, et allume l’air conditionné au maximum aussitôt qu’il a démarré. Il s’examine dans le rétroviseur. Il a un horrible bleu violet autour d’une coupure en forme de croissant au menton mais il ne saigne plus, et au final, ça pourrait être plus vilain. Il regrette de pas avoir un ou deux cachets d’aspirine, mais ça peut attendre.
Il recule hors de la place de stationnement de Andy et remonte la ruelle qui débouche sur Grant Street. Grant est moins classe que Lacemaker Lane avec ses boutiques chic, mais au moins, on peut y rouler en voiture.
Au moment où Morris s’arrête à l’entrée de la ruelle, Hodges et ses deux partenaires débouchent de l’autre côté de l’immeuble et se plantent devant la pancarte FERMÉ accrochée à la porte de Andrew Halliday Rare Editions. La circulation sur Grant Street s’interrompt juste au moment où Hodges essaie d’entrer dans la librairie et trouve la porte ouverte. Sans attendre, Morris tourne à gauche et prend la direction du périphérique intérieur. C’est tout juste le début de l’heure de pointe et il peut être dans le North Side en quinze minutes. Peut-être même douze. Il faut qu’il empêche Saubers d’aller voir la police — à condition qu’il l’ait pas déjà fait — et y a un seul moyen sûr de l’en empêcher.
Tout ce qu’il a à faire, c’est de coiffer au poteau le voleur de carnets et rejoindre avant lui sa petite sœur.
34
Derrière la maison des Saubers, près de la clôture qui sépare leur jardin de la friche, il y a un vieux portique rouillé que Tom Saubers a prévu de démonter depuis longtemps, maintenant que ses deux enfants sont trop grands pour y jouer. Cette après-midi, Tina est assise dans la nacelle d’enfant et elle se balance lentement d’avant en arrière. Divergente est ouvert sur ses genoux mais elle a pas tourné une seule page au cours des cinq dernières minutes. Sa mère a promis de regarder le film avec elle dès qu’elle aura fini le livre mais aujourd’hui, Tina n’a pas envie de lire des histoires d’adolescents errant dans les ruines de Chicago. Aujourd’hui, ça lui semble atroce plutôt que romantique. Se balançant toujours lentement, elle ferme le livre. Et les yeux.
S’il te plaît, Dieu, prie-t-elle, ne laisse pas Pete s’attirer des super graves ennuis. Et le laisse pas me détester. Je mourrai s’il me déteste, alors s’il te plaît, fais qu’il comprenne pourquoi je l’ai dit. S’il te plaît.
Dieu lui répond aussitôt. Dieu lui dit que Pete ne lui en voudra pas parce que maman a deviné toute seule, mais Tina est pas sûre de vouloir Le croire. Elle ouvre à nouveau son livre mais ne peut toujours pas lire. La journée semble suspendue au-dessus d’elle, attendant que quelque chose d’atroce se produise.
Le téléphone portable qu’elle a eu pour ses onze ans est en haut dans sa chambre. C’est un modèle bon marché, pas l’iPhone avec toutes les sonneries et les applications dont elle rêvait, mais il représente son bien le plus précieux et elle s’en sépare rarement. Sauf cette après-midi. Elle l’a laissé dans sa chambre quand elle est sortie, aussitôt après avoir envoyé un texto à Pete. Il fallait qu’elle lui envoie ce message, elle pouvait pas le laisser arriver, innocent, sans savoir, mais elle supporte pas l’idée de recevoir une réponse accusatrice et fâchée. Elle devra l’affronter dans un petit moment, c’est inévitable, mais sa mère sera avec elle à ce moment-là. Et maman dira à Pete que c’est pas la faute de Tina et il la croira.