— Prier en plein vent, dame Catherine, quelle imprudence !
Oubliez-vous que nous sommes ici en pays infidèle ? Il n'y a, vous le voyez, pas la moindre maison de Dieu, rien que les mosquées où ces mécréants prient leur Dieu à eux. Levez-vous vite ! Si quelqu'un vous voyait...
Avec plus d'énergie que de douceur, il la remettait sur ses pieds.
Elle lui sourit derrière le voile noir.
— Pardonnez-moi ! Je crois bien que je l'avais oublié. Tout est si beau ici ! Est-ce que ce pays n'est pas le Paradis lui-même ? Et c'est bien là ce qui m'épouvante, ami Josse. Quand on vit au milieu de tant de splendeur, tout doit s'effacer. On ne doit plus pouvoir respirer loin de ces montagnes, de ces eaux fraîches, de ces jardins. Et mon époux qui n'a connu, avant de quitter notre contrée, que les horreurs d'une maladrerie, comment pourrais-je lui en vouloir vraiment s'il refuse de s'en aller ?
Messire Arnaud n'est pas l'homme de la vie molle et des jardins fleuris, coupa la voie brève de Gauthier. Je le vois mal jouant du luth ou respirant des roses dans la soie et le satin. L'épée, la cotte de mailles, voilà ce qu'il aime et plus encore la vie rude des camps et des grands chemins. Quant à ce soi-disant Paradis...
— Drôle de Paradis ! coupa Josse narquois. Ce palais, cette ville-palais plutôt, que l'on nomme Al Hamra... « la rouge » est semblable à la rose. Il y a des épines cruelles sous ses pétales embaumés.
Regardez plutôt.
La main maigre du Parisien avait désigné d'abord la ligne des crêtes montagneuses, ponctuée de fortins dont les murailles, elles, ne se paraient d'aucune douceur. Point de fleurs ici, point d'arbres dont le vent au parfum d'oranger pouvait agiter doucement les panaches verts, point de palmes bruissantes, mais, aux créneaux, l'éclair sinistre de l'acier, la pointe étincelante des casques maures enturbannés de blanc. Puis la main de Josse redescendit vers la double enceinte fortifiée de Grenade, pointa vers les merlons que surmontaient d'étranges boules.
— Des têtes coupées ! dit-il seulement, comme c'est accueillant !
Et Catherine frissonna, mais son courage n'en demeura pas moins grand. Le piège était séduisant, fleuri et sans doute dangereux, mais avec ses mains nues, avec son seul amour elle en arracherait les sortilèges.
— Allons-y ! dit-elle seulement.
Les haillons qui la couvraient, ainsi que ses deux compagnons, avaient été volés par Josse sur des cadavres rencontrés dans la montagne. Leur saleté avait soulevé le cœur de la jeune femme, mais, sous sa cotonnade noire, elle se sentait à l'abri. Ce pays, qui ne permettait aux femmes de montrer que leurs yeux, avait des usages pratiques pour qui souhaitait se cacher.
Les yeux rivés aux masses de verdure sur lesquelles ressortaient si bien les murs aux tons chauds d'Al Hamra, Catherine se laissa entraîner, le cœur battant à la fois d'espoir et de crainte. Les Croisés de jadis devaient éprouver quelque chose d'analogue en découvrant Jérusalem... Au milieu d'une foule gesticulante, braillarde, fleurant à la fois le jasmin et l'huile rance, elle franchit la première enceinte assez délabrée. La seconde lui parut lointaine, au-delà d'un espace sans arbres ni construction d'aucune sorte, mais à peu près aussi peuplé qu'un champ de foire un jour de marché. Là se tenaient les marchés aux grains, au fourrage et aux herbes. Des ânes, des mulets, des moutons, des chameaux nonchalants circulaient entre les sacs posés à même la poussière auprès desquels des musulmans aux djellabas terreuses étaient assis, appelant le client à grands cris. Plus loin, on vendait du bois de chauffage, du charbon ; plus loin encore, de la paille, du foin, du fourrage vert. La deuxième enceinte, beaucoup plus haute, ouvrant sur la ville même par le haut fer à cheval de la porte de l'Alcazaba, donnait une rouge toile de fond à cette foule qui réunissait toutes les couleurs de la terre, depuis le noir jusqu'au rouge chaud en passant par tous les bruns, tous les gris, tous les jaunes et tous les ocres. Et puis, la seconde porte passée, tout devenait vert. D'énormes tas de myrte, de basilic, d'estragon, de laurier embaumaient l'air bleu, voisinant avec des couffins débordants d'olives, de citrons, de pistaches et de câpres, et des outres en peau de chèvre pleines de beurre fondu et de miel... Cette ville rouge dont Catherine découvrait le cœur blanc fait de maisons aux toits plats, aux murs nus passés à la chaux, était comme une énorme corne d'abondance d'où coulait la prospérité. Elle posait à la pointe de l'Europe la griffe de l'Afrique immense, mystérieuse et féconde qui s'ouvrait derrière elle jusqu'au bout du ciel. Des conquêtes espagnoles des terribles sultans almoravides ou almohades, hommes voilés de noir venus du grand Atlas et de la fabuleuse Marrakech, il ne restait que peu de chose : ce royaume de Grenade à l'étendue réduite sucré et rouge comme le fruit dont il portait le nom et qui résumait à lui seul tout l'Orient et toute l'Afrique.
— Quel fabuleux pays ! murmura Catherine émerveillée. Tant de richesse !...
Il vaudrait mieux éviter de parler français, souffla Josse. C'est une langue peu répandue chez les Maures. Nous voilà dans la place.
Avez-vous une idée de l'endroit où habite votre ami le médecin ?
— Il m'avait dit que sa maison s'élevait au bord d'une rivière...
Elle s'interrompit, les yeux écarquillés. Dans l'étroite ruelle qui serpentait entre les maisons blanches aux murs aveugles, un cortège s'avançait, des coureurs armés de bâtons repoussaient les marchands ambulants qui emplissaient l'air de leurs appels et du tintement de leurs clochettes, puis venaient des cavaliers en burnous blanc. Enfin, portée sur les épaules de six esclaves noirs comme l'ébène et nus jusqu'à la ceinture, une litière dorée venait d'apparaître, voguant au-dessus des têtes enturbannées, comme une caravelle sur les flots.
Catherine et ses compagnons eurent juste le temps de se plaquer contre une maison pour ne pas être atteints par le bâton des coureurs qui hurlaient à pleine gorge. En passant devant Catherine, les rideaux de mousseline azurée s'écartèrent sous la poussée d'un courant d'air et la jeune femme put apercevoir, couchée sur des coussins dorés et toute vêtue de voiles bleus, une mince et souple créature dont la longue chevelure noire était tressée de sequins d'or et qui, hâtivement, ramena l'un de ses voiles sur son visage. Mais la jeune femme avait eu le temps de remarquer la beauté de cette femme, son profil impérieux et ses immenses yeux noirs ainsi que les joyaux qui ornaient sa gorge.
— Qui est cette femme ? demanda-t-elle d'une voix qui s'étranglait d'une soudaine angoisse. C'est au moins une princesse...
Sans lui répondre, Josse, de la voix pleurarde qu'il avait adoptée, demanda à un porteur d'eau coincé près d'eux qui était la dame à la litière. La réponse l'atterra. Josse n'eut pas besoin de la lui traduire car, depuis qu'ils avaient franchi les Pyrénées, il avait occupé les loisirs de la route, en apprenant à la jeune femme autant d'arabe qu'il pouvait. Elle en savait assez pour suivre une conversation facile et elle avait parfaitement compris ce qu'avait dit le porteur d'eau.
— C'est la précieuse perle d'Al Hamra, la princesse Zobeïda, sœur du Calife !
La sœur du Calife ! La femme qui lui avait pris Arnaud ! Pourquoi donc fallait-il que, dès ses premiers pas dans la ville maure, elle vît apparaître sa rivale ? Et quelle rivale !... D'un seul coup s'écroulait la belle confiance que Catherine avait traînée avec elle tout au long de cette interminable route qui, des marches du Puy, l'avait menée jusque dans cette ville étrangère. La beauté, un instant entrevue, de l'Ennemie donnait à la jalousie une âcreté affreuse, un goût amer qui empoisonnait jusqu'à l'air chaud de cette matinée. Catherine se laissa aller contre le mur que le soleil faisait brûlant. Une immense lassitude, née de toute la fatigue accumulée et du choc qu'elle venait de recevoir, la terrassait. De lourdes larmes montaient à ses yeux... Arnaud était perdu pour elle. Comment n'en être pas persuadée après l'éblouissante vision d'or et d'azur qui venait de s'évanouir ? Le combat était perdu d'avance...