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— Mourir !... chuchota-t-elle pour elle-même... Mourir tout de suite !

Cela n'avait été qu'un imperceptible murmure, mais Gauthier avait entendu. Tandis que Josse, embarrassé devant cette brusque douleur, s'en allait interroger, en tâtonnant d'une façon convaincante, un marchand ambulant qui proposait « des amandes bien pleines et des grenades bien juteuses ! », il se planta devant la jeune femme défaillante, la redressa d'une poigne brutale.

— Et alors ? Qu'y a-t-il de changé ? Pourquoi voulez-vous mourir

?... Parce que vous avez vu cette femme ? Car c'est elle, n'est-ce pas, que vous voulez vaincre ?

Vaincre ! s'écria-t-elle avec un rire douloureux. Vaincre avec quoi ?

Le combat n'est même pas possible ! Folle que j'ai été de croire que je pourrais le reprendre ! Tu l'as vue, la princesse infidèle ? Fortunat avait raison. Elle est plus belle que le jour, je n'ai aucune chance contre elle.

— Aucune chance ? Pourquoi donc ?

— Mais souviens-toi de cette vision éblouissante ! Et regarde-moi...

Il la retint au moment où elle allait faire le geste fatal. Arracher cette cotonnade noire et crasseuse sous laquelle elle étouffait, dévoiler son visage, ses cheveux blonds.

— Vous êtes à bout, mais il faut vous reprendre ! On nous regarde déjà !... Cette défaillance nous met tous en danger ! Notre langage inhabituel...

I1 n'alla pas plus loin. Au prix d'un terrible effort de volonté, Catherine surmontait sa défaillance. Gauthier avait dit la seule chose qui pouvait l'aider : rappeler que son attitude les mettait en péril.

D'ailleurs Josse se rapprochait. Tâtant le mur, le faux aveugle murmura :

— Je sais où habite le médecin. Ce n'est pas loin. Entre la colline de l'Alcazaba et les murailles d'Al Hamra, sur le bord de la rivière. Le marchand d'amandes m'a dit « entre le pont du Cadi et le Hammam, une grande maison d'où jaillissent des palmiers... ».

Sans un mot de plus, ils se remirent en marche, main dans la main.

Le contact des paumes rudes de ces hommes revigora un peu Catherine et aussi la pensée de retrouver Abou-al-Khayr. Le petit médecin maure avait le secret des mots qui rassurent et réconfortent.

Tant de fois ses étranges maximes philosophiques l'avaient arrachée au chagrin voire au désespoir dont elle avait failli mourir !

Tout à coup, elle eut hâte d'être auprès de lui, ne vit plus rien de cette cité qui, l'instant précédent, l'enchantait. Pourtant, ses compagnons l'entraînaient dans une bien étrange rue, couverte de claies de roseaux qui filtraient en flèches lumineuses les rayons du soleil et bordées de chaque côté de petites boutiques sans porte où travaillaient des chaudronniers. Leurs centaines de coups de marteau emplissaient la rue d'un joyeux tintamarre et, dans l'ombre des échoppes, les bassins, les aiguières, les chaudrons de cuivre jaune ou rouge brillaient doucement, faisant de chaque petit magasin une sorte de grotte au trésor.

— Le souk des chaudronniers !... commenta Josse.

Mais Catherine ne voyait rien, n'entendait rien. Elle revoyait sans cesse l'impérieux profil d'ivoire, les longs yeux sombres luisant entre des cils épais, la grâce du corps serti dans ses coussins dorés.

« Elle est trop belle ! se disait-elle constamment, elle est trop belle !

»

Elle se répétait la petite phrase cruelle gui la meurtrissait comme un leitmotiv obsédant. Elle la disait encore quand, au bord d'un clair torrent dont les eaux écumeuses se dérobaient à la vue derrière ses murs, la maison d'Abou le médecin, sous le plumeau vert des palmiers qui semblaient pousser en son centre même, se dressa devant elle.

— Nous y sommes ! fit Gauthier. Voilà le but du voyage.

Mais Catherine hocha la tête en regardant, de l'autre côté du torrent, le promontoire rocheux qui érigeait fièrement, très haut au-dessus d'eux, le palais rose. Le but, c'était là-haut... et elle n'avait plus ni force ni courage pour entreprendre l'escalade.

Pourtant, quand la jolie porte à double battant, ouvragée et décorée de clous, s'ouvrit devant elle, le temps s'abolit brusquement. Catherine eut, tout à coup, dix ans de moins car elle reconnut aussitôt le grand Noir, vêtu et enturbanné de blanc qui s'y encadrait. C'était l'un des deux muets d'Abou-al-Khayr !

L'esclave fronça les sourcils, regarda ces trois mendiants d'un air réprobateur et voulut refermer la porte, mais le pied de Gauthier, vivement avancé, l'en empêcha tandis que Josse disait avec autorité :

— Va dire à ton maître que l'un de ses plus anciens amis désire le rencontrer. Un ami venu du pays des roums...

— Il ne peut rien dire, intervint Catherine. Cet homme est muet !

Elle avait parlé français et le Noir la regardait avec un étonnement plein de curiosité. Dans les gros yeux globuleux, elle vit s'allumer une étincelle et, vivement, elle baissa son voile noir.

— Regarde ! fit-elle en arabe cette fois. Te sou- viens-tu de moi ?

Pour toute réponse, l'esclave, avec une exclamation, s'agenouilla, saisit le bas de la robe en haillons et le porta à ses lèvres. Puis, bondissant sur ses pieds, il courut vers le jardin intérieur que l'on apercevait au-delà de l'espèce de hall carré, dallé de larges briques et qui, par de minces colonnettes, ouvrait sur une cour plantée de massifs de fleurs et des trois fameux palmiers. Une large vasque d'albâtre translucide laissait couler doucement une eau limpide qui rafraîchissait toute la demeure.

Les plantes, surtout les roses qui poussaient à foison et les orangers lourds de fleurs blanches au parfum capiteux, formaient la plus large part de la décoration de cette maison. Une belle maison, en vérité, mais où tout le luxe se réfugiait dans la pureté de ligne des colonnettes, dans la transparence de l'albâtre qui se découpait en dentelle autour de la galerie du premier étage, dans la fraîcheur de l'eau qui chantait au jardin. Abou-al-Khayr aimait la simplicité dans la vie de chaque jour, mais sans pour cela renier le confort...

Sur les dalles du jardin, on entendit le claquement rapide d'une paire de babouches et, tout à coup, Abou- al-Khayr fut là, tellement semblable au souvenir qu'en gardait Catherine que la jeune femme poussa un soupir de stupeur. Le visage du petit médecin, pourvu de son absurde et rituelle barbe de soie blanche, était toujours aussi lisse, aussi net et il était vêtu exactement comme au jour de leur première rencontre : c'était la même robe d'épaisse soie bleue, le même volumineux turban rouge vif drapé à la mode persane, les mêmes babouches de maroquin pourpre portées sur des chaussettes de soie bleue. Il n'avait pas pris un an, pas un jour ! Ses yeux noirs brillaient toujours de leur petite flamme ironique et son sourire était si familier à la jeune femme qu'elle eut soudain envie de pleurer parce qu'en le retrouvant elle avait l'impression paradoxale de rentrer chez elle.

Abou-al-Khayr, dédaignant les saluts cérémonieux de Josse et de Gauthier, se planta en face de Catherine, l'examina des pieds à la tête et déclara simplement :

— Je t'attendais. Mais tu as bien tardé !

— Moi ?

— Mais oui, toi ! Tu ne peux changer, femme d'un seul amour ! Et tu préfères toujours, n'est-ce pas, ainsi que la phalène, mourir près du flambeau que vivre dans la nuit ? La moitié de ton cœur est ici. Qui donc peut vivre avec une seule moitié de cœur ?

Une brusque rougeur monta aux joues de Catherine. Abou n'avait pas perdu son extraordinaire faculté de lire au plus secret de son cœur.

D'ailleurs à quoi bon les formes de politesse ! Elle entra tout de suite dans le vif du sujet.

— Vous l'avez vu ? Vous savez où il est ? Que fait- il ? Comment vit-il ? Est-ce que...

— Là... là... calme-toi !

Les petites mains douces du médecin entourèrent celles, tremblantes d'excitation, de la jeune femme, les maintinrent fermement : « Femme sans patience, dit-il doucement, pourquoi tant de hâte ? »