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— Pourquoi est-ce dangereux de parler comme je l'ai fait?

Parce que l'homme auquel tu as fait allusion est le seul, dans tout Grenade, auquel aucune femme de la ville n'ait le droit de penser, même en rêve si elle rêve tout haut. Les bourreaux de Zobeïda sont des captifs mongols que lui a envoyés en hommage le sultan ottoman Mourad. Ils savent, sans amener la mort, faire durer une agonie des jours et des jours et il vaut mieux encourir la colère du Calife en personne plutôt que la jalousie de Zobeïda. La sultane favorite, ellemême, l'éblouissante Amina, ne s'y risquerait pas. Zobeïda la hait déjà bien suffisamment. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle réside rarement en Al Hamra.

— Où habite-t-elle donc ?

Le doigt gras de Fatima désigna, au sud de la cité, les sveltes pavillons et les toits verts d'un grand bâtiment isolé, hors des murs, qui paraissait jaillir d'un vaste jardin dont les frondaisons se miraient dans une rivière scintillante.

— C'est l'Alcazar Genil, le palais privé des sultanes. Il est facile à garder et Amina s'y sent plus en sécurité. Les sultanes l'ont rarement habité, mais Amina sait ce que pèse la haine de sa belle-sœur. Certes, Muhammad l'aime, mais c'est un poète en même temps qu'un guerrier et il a toujours eu pour Zobeïda un faible dont la sultane se méfie.

— Si la princesse obtenait sa tête, observa Catherine, je n'ai pas l'impression que ce palais pourrait la défendre longtemps.

— Plus que tu ne crois. Car il y a aussi cela...

Son doigt désignait non loin de la Médersa une sorte de forteresse, hérissée de créneaux et illuminée par de nombreux pots à feu, qui semblait garder la porte sud de la ville et donnait une redoutable impression de puissance.

— C'est la demeure de Mansour ben Zegris. Il est le cousin d'Amina, dont il a toujours été épris, et sans doute l'homme le plus riche de la ville. Les Zegris et les Banu Saradj1 sont les deux familles les plus puissantes de Grenade et, bien entendu, elles sont rivales.

1 Dont Chateaubriand a fait les Abencérages.

Amina est une Zegris, une raison de plus pour Zobeïda, qui protège les Banu Saradj, de la détester. Tu n'imagines pas les perturbations que les querelles de ces deux familles nous valent et si le Calife Muhammad a déjà perdu deux fois son trône, on peut dire sans crainte qu'il le devait aux Zegris !

— Et, revenu une troisième fois au pouvoir, il ne les a pas punis ?

Fatima haussa les épaules.

— Comment le pourrait-il ? Le sultan mérinide, qui règne à Fès sur le puissant Maghreb aux terres immenses, est son ami. Exécuter Zegris serait déchaîner sa colère redoutable et les sauvages cavaliers du désert seraient vite sous nos murs. Non, Muhammad a préféré composer avec son ennemi. La douceur et la bonté d'Amina, très attachée à sa famille mais passionnément éprise de son époux, ont fait beaucoup pour l'espèce de traité qui a été conclu. Voilà pourquoi Muhammad supporte que Mansour ben Zegris demeure là, couché à sa porte, comme un molosse prêt à mordre.

La voix de Fatima s'éteignit. Le silence régna un moment entre les deux femmes. Catherine songeait à tout ce qu'elle venait d'entendre.

Ces informations, anodines en apparence, pouvaient se révéler pleines d'intérêt pour quelqu'un qui brûlait de s'engager dans une dangereuse aventure. Elle nota soigneusement dans sa mémoire les noms étrangers qu'elle venait d'entendre : Amina, la sultane qu'Abou-al-Khayr avait sauvée de la mort, Mansour ben Zegris, le cousin amoureux d'Amina et la famille rivale que protégeait Zobeïda, les Banu Saradj. Elle se les répéta, mentalement, plusieurs fois pour être certaine de ne plus les oublier.

Elle ouvrait la bouche pour poser à Fatima une nouvelle question, mais un puissant ronflement lui coupa la parole. Fatiguée par une journée de bon travail, la grosse Ethiopienne avait glissé en arrière sur les coussins répandus à même le sol et, la bouche grande ouverte, les mains nouées sur son énorme ventre, elle entamait vigoureusement sa nuit. Catherine sourit puis, se calant dans les coussins, reprit sa rêverie.

Huit jours plus tard, Catherine était transformée. La vie calme, indolente et confortable qu'elle avait menée chez Fatima, la nourriture riche, les longues heures de paresse dans les piscines, tièdes, chaudes ou froides, et surtout les soins habiles, incroyablement compliqués que lui avait prodigués l'Éthiopienne avaient fait merveille. Son corps avait perdu sa maigreur tragique, sa chair avait retrouvé son splendide épanouissement, sa peau était redevenue aussi fine et douce qu'un pétale de fleur, enfin elle s'était accoutumée aux étranges vêtements du pays et prenait maintenant plaisir à les porter.

Plusieurs fois, au cours de ce séjour, Abou-al-Khayr était venu lui rendre visite pour se rendre compte des progrès accomplis, mais Gauthier ni Josse n'avaient pu l'accompagner. Ses visites étaient rapides, assez cérémonieuses car il prenait bien soin de garder son attitude de dilettante qui vient voir où en est la réparation de l'objet rare qu'il a déniché.

Il s'était bien arrangé pour lui chuchoter qu'il n'avait pas encore découvert le bon moyen de l'introduire au palais, qu'il avait des projets en vue, mais cela n'avait guère calmé l'impatience de Catherine. Elle se sentait tout à fait prête. Les grands miroirs d'argent poli des salles de massage lui renvoyaient maintenant une image exquise dont elle avait hâte d'expérimenter le nouveau pouvoir. Mais Fatima, apparemment, n'était pas encore satisfaite.

— Patience ! disait-elle en maquillant son visage avec un soin d'enlumineur. Tu n'as pas encore atteint la perfection que je souhaite.

Elle cachait soigneusement sa belle cliente au fond de sa maison et, seuls, ses servantes ou ses eunuques pouvaient l'approcher quand elle recevait des visites.

Pourtant, un matin où Catherine, ruisselante d'eau, sortait de la piscine, elle avait vu Fatima en grande conversation avec une vieille femme somptueusement vêtue de brocart vert dont les yeux de fouine avaient insolemment détaillé son anatomie. Les deux femmes semblaient discuter âprement et Catherine aurait volontiers juré qu'elle était l'objet de cette discussion, mais, après un signe de tête approbateur, la vieille avait disparu en faisant claquer ses babouches sur le dallage et, lorsque Catherine avait interrogé Fatima à son sujet, l'Ethiopienne s'était contentée de hausser les épaules.

— Une vieille amie à moi ! Mais, si elle revient, il faudra te montrer douce et aimable... car elle peut beaucoup pour toi, si tu désires un maître plus... vaillant que le petit médecin !

Fatima n'avait rien voulu dire de plus et il avait bien fallu que «

Lumière de l'Aurore » se contentât de ses mystérieuses paroles, dont à vrai dire elle devinait à moitié le sens. Abou ne lui avait-il pas dit que Fatima était la reine des entremetteuses ? Elle s'était, alors, contentée de remarquer doucement :

— Un maître plus vaillant, certes... mais je serais tout à fait heureuse si, grâce à ce maître, je pouvais enfin découvrir les merveilles d'Al Hamra !

— Ce n'est pas impossible, avait alors répondu Fatima d'un ton rogue, et Catherine, cette fois, n'avait plus insisté.

Au lendemain de la visite de la vieille au brocart vert, la jeune femme avait obtenu de Fatima la permission de sortir pour se rendre dans les souks. Elle aimait flâner dans l'atmosphère chaude, poussiéreuse et magnifique de ces interminables rues couvertes de roseaux où les merveilles jaillissaient continuellement de toutes ces minuscules boutiques. Et, deux ou trois fois, Fatima lui avait permis de sortir, soigneusement voilée bien entendu, flanquée de .deux servantes qui ne quittaient pas ses côtés et suivie d'un grand eunuque portant sous le bras une longue courbache en cuir d'hippopotame tressé.