Un instant, elle eut la tentation de courir droit chez le petit médecin, mais, à cette heure-là, elle le savait, il était chez ses malades. Et les gardiennes du hammam auraient tôt fait de la rattraper avant la maison de son ami. Elle s'engouffra donc dans la demeure de Fatima et, toujours courant, se précipita dans le patio intérieur, planté de citronniers, de grenadiers et de vigne. Mais, au seuil de la colonnade qui entourait le jardin clos, elle s'arrêta, contrariée : Fatima était bien là, mais elle n'était pas seule. Drapée dans une invraisemblable robe rayée de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, un voile roulé en turban masculin autour de sa tête crépue, la grosse Ethiopienne se promenait dans les petites allées enlacées autour de la vasque rose du centre.
Auprès d'elle, Catherine reconnut la vieille de l'autre jour bien que, cette fois, le brocart qui l'empaquetait fût d'un mauve crépusculaire brodé de larges fleurs vertes.
Apercevant Catherine, à la fois haletante de sa course et hésitante au bord du jardin, Fatima comprit qu'il se passait quelque chose et, abandonnant, avec un mot d'excuse, sa visiteuse, elle rejoignit hâtivement la jeune femme.
— Qu'y a-t-il ? Que t'est-il arrivé ? Où sont tes gardiennes ?
— Elles me suivent. Je suis venue te dire adieu, Fatima, adieu et merci. Je dois rentrer chez mon... maître !
— Il n'est pas venu te réclamer, que je sache. L'as-tu donc rencontré ? fit la négresse d'un ton chargé de doute.
— Non. Mais il faut que je rejoigne sa maison au plus vite...
— Te voilà bien pressée ? D'autant plus qu'Abou le médecin n'est pas chez lui. Il a été appelé à l'Alcazar Genil. La sultane s'est blessée en prenant son bain.
— Eh bien... il me trouvera en rentrant, voilà tout ! Ce sera pour lui une bonne surprise...
— Et pour toi ? La nuit qui t'attend sera-t-elle aussi une bonne surprise ?
Les gros yeux blancs de la négresse fouillaient le regard vacillant de Catherine, scrutaient son visage où montait une rougeur.
— Un peu plus tôt un peu plus tard !... murmura la jeune femme avec un geste évasif.
— Je croyais, dit Fatima lentement, que tu désirais plus que tout gagner Al Hamra ?
A ce nom, le cœur de Catherine manqua un battement, mais elle se força à montrer de la désinvolture.
— À quoi bon rêver ? Qui peut se vanter de réaliser ses rêves ?
— Obéis-moi et, ce rêve-là du moins, tu le réaliseras, et sans tarder. Viens avec moi.
Elle prit le poignet de Catherine, voulut l'entraîner, mais, saisie d'une brusque méfiance, celle-ci résista.
— Où m'emmènes-tu ?
— Vers cette femme que tu vois là, près de la vasque... et vers Al Hamra, si tu le veux toujours. Cette vieille est Morayma. Tout le monde la connaît ici, et la recherche parce qu'elle dirige le harem du Maître. Elle t'avait remarquée, l'autre jour, et c'est pour toi qu'elle est revenue. Suis-la et, au lieu du petit médecin, c'est au Calife que tu appartiendras...
— Au Calife ? fit Catherine d'une voix blanche. Tu me proposes d'entrer au harem.
D'instinct, elle allait repousser avec horreur cette proposition, mais une phrase d'Abou-al-Khayr lui revint en mémoire : « Les appartements de Zobeïda font partie du harem », et une autre encore :
« C'est dans le jardin même de Zobeïda, dans un pavillon séparé, que vit messire Arnaud... » Entrer au harem, c'était approcher d'Arnaud.
Elle ne pouvait rien rêver de mieux en fait d'occasion.
Courageusement, elle ferma son esprit à la voix de la crainte : si elle approchait seulement le captif de Zobeïda, si elle osait lui parler, elle serait livrée aux bourreaux mongols de la princesse. Tant de fois déjà elle avait défié la torture et la mort ! Les bourreaux de Grenade ne devaient pas être pires que ceux d'Amboise. Et puis, une fois reconnue d'Arnaud, ils seraient deux à combattre... deux à mourir s'il le fallait. Car, de toute son âme, Catherine appelait cette mort commune si c'était là le prix qu'il fallait payer pour être à jamais réunie à son époux. Mieux valait, cent fois, mourir avec lui que le laisser à cette femme et, de toute façon, ce serait bien...
Le parti de la jeune femme fut pris. Elle redressa la tête, rencontra le regard soucieux de Fatima, lui sourit.
— Je te suis, dit-elle. Et je te remercie. La seule chose que je demande est que tu t'engages à faire porter, chez le médecin, une lettre que je te donnerai. Il a été bon pour moi.
— Je peux comprendre cela. Abou le médecin aura sa lettre, mais viens, Morayma s'impatiente.
La vieille femme donnait, en effet, des signes d'agitation. Elle avait quitté l'appui de la vasque rose et s'avançait à grands pas, en femme qui n'a plus de temps à perdre. La voyant approcher, Fatima ôta, d'un geste rapide de prestidigitateur, le voile safrané qui enveloppait Catherine, laissant étinceler sous le soleil ses cheveux tressés de fils d'or, dévoilant sa fine silhouette à peine dissimulée par les amples pantalons de mousseline jaune pâle et le court boléro filigrané d'or dont le profond décolleté menaçait, à chaque mouvement, de laisser jaillir sa gorge... Dans l'encadrement mauve et vert du voile, Catherine vit briller les yeux de la vieille qui, d'un geste agacé, rejeta l'étoffe, découvrant la peau jaune, plissée et desséchée, mais aussi le profil rapace d'une vieille Juive couverte de bijoux ; une bouche affaissée par absence de dentition dont le sourire n'était plus qu'une vilaine grimace. Seules, les mains couvertes de bagues voyantes étaient encore belles. Morayma devait en prendre un soin extrême, les enduire quotidiennement d'huiles et de crèmes, car elles dégageaient à chaque geste un parfum pénétrant et leur peau était douce.
Catherine, néanmoins, frissonna de dégoût quand ces mains se posèrent sur son flanc pour éprouver la douceur de sa propre peau.
— Tu peux être tranquille, commenta Fatima goguenarde. Le grain est lisse et fin, sans défaut.
— Je vois ! fit seulement l'autre qui, tranquillement ouvrit le boléro, libérant les seins de la jeune femme qu'elle pinça à deux doigts pour en éprouver la fermeté.
— Les plus beaux fruits de l'amour ! ajouta Fatima, faisant l'article sans plus de pudeur qu'un marchand de tapis. Quel homme ne les préférerait à sa raison ? Tu peux chercher, Morayma : des contrées glacées du Nord aux sables brûlants du désert, des colonnes d'Hercule aux échelles du Levant, et jusque chez le Grand Khan, tu ne trouveras pas de fleur plus parfaite à offrir au Tout-Puissant Commandeur des Croyants !
Pour toute réponse Morayma hocha la tête d'un air approbateur puis ordonna à Catherine :
— Ouvre la bouche !
— Pour quoi faire ? s'insurgea la jeune femme, oubliant déjà ses bonnes résolutions en se voyant traitée comme un simple cheval.
— Pour m'assurer que ton haleine est saine ! riposta sèchement Morayma. J'espère, femme, que ton caractère est souple et obéissant.
Je ne me soucie pas d'offrir au Calife une fille rebelle ou tout au moins insoumise...
— Pardonne-moi ! fit Catherine en rougissant.
Et, docilement, elle ouvrit la bouche, découvrant un palais rose et d'étincelantes dents blanches, entre lesquelles la vieille engagea un nez prudent. Du coup, la jeune femme dut maîtriser une brusque envie de rire tandis que la vieille coulait vers la grosse Éthiopienne un regard amusé.