Elle tend sa joue au Bronzé et disparaît dans les tentacules de ses bras pieuvresques. N'ensuite, elle embrasse l'une des Noirpiotes.
— Ramadé ! Quel plaisir ! Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes vues !
L'homme présente la seconde fille :
— Je ne sais pas si vous connaissez ma sœur, Cadillac V 12 ?
— Nous avons déjà dû nous rencontrer, assure my mother.
Re-bisouillages effusionnesques.
Le sombre trio s'approche de moi.
— Comment te sens-tu, mon Antoine ? demande le All-Black avec un sourire dessiné par Man Ray !
Putain qu'il est haut, ce gonzier ! Je le reluque de l'entresol au solarium. Fatalement, nous devons nous fréquenter puisqu'il me tutoie et que ma daronne l'étreint de si bon cœur.
Je reste impavide. Malgré mon absence de réaction, les survenants m'accoladent puis, le grand Primate déclare :
— Nous voudrions, ma femme, ma sœur et moi, tenter l'une de nos pratiques sénégalaises sur Sana, madame Félicie. Vous savez que mon beau-père est un sorcier réputé. Nous avons appliqué son savoir à des gens de l'équipe qui s'en sont bien trouvés.
Mais ma chère chérie n'est pas à convaincre. Tout ce qu'elle demande c'est qu'on guérisse son « Grand ». Peu lui chaut que ça soit grâce à des professeurs illustres ou a de la poudre de perlimpinpin !
2
La petite tribu me considérait avec gentillesse et curiosité.
— Tu ne me reconnais vraiment pas, Antoine ? a murmuré l'homme.
— Pourquoi cet adverbe ? j'ai bougonné.
— Quel adverbe ?
— « Vraiment. » On reconnaît ou on ne reconnaît pas !
Il a soupiré et s'est tourné vers ses compagnes en leur adressant un signe interrogateur. Celle qui s'appelait Ramadé s'est mise à chuchoter à l'oreille de l'autre curieusement nommée Cadillac V 12, ensuite de quoi elle a dit à son mari :
— Ce serait mieux que tu nous laisses, Jérémie.
Docile, il est sorti pour rejoindre maman dans sa cuisine où s'élaboraient déjà des mets à classer dans les recettes de Tante Laure.
La plus jeune des femmes m'a fait asseoir sur une chaise, le buste droit, puis a ôté mes mules et mes chaussettes. Ensuite, elle a sorti de son sac à main imitation lézard, un petit pot d'onguent qu'elle a utilisé pour m'oindre les gros orteils.
— Que faites-vous ? ai-je demandé.
Elle n'a rien répondu.
Pendant ce temps, Ramadé m'enfonçait chacun de ses médius dans les oreilles et entreprenait de les vriller en psalmodiant des incantations dans une langue remontant au déluge.
— Fermez les yeux ! m'enjoignit — (chef-lieu de l'Yonne) — elle.
J'obéis avec passivité, indifférent.
La séance se poursuivit longtemps. Il y eut des variantes. Par exemple, les donzelles m'arrachèrent quelques poils sous les bras et les brûlèrent avec une allumette. Puis elles me soufflèrent dans les narines, et surtout me massèrent très longuement la nuque, toujours en dévidant leurs litanies.
Une étrange torpeur m'emparait. Je dodelinais de la pensarde. M'égarais dans des fantasmagories pleines de scintillements. La fatigue infinie, qui depuis des jours me réduisait, laissait place à une quasi-inconscience. Je me sentais délivré de moi-même, un peu comme si une mort bienveillante s'avançait vers moi d'une allure glissante.
Vingt doigts continuaient de s'occuper de mon être.
« Mon abandon est total ! » pensai-je.
Et puis un chant à deux voix s'éleva, accentuant mon extase. Pour la toute première fois de mon existence, je sus ce que signifiait « être heureux ». Dormir, s'éveiller, retrouver la grisaille, la terrible inertie d'un univers sans passé et sans devenir. Quelque chose ressemblant à une pré-mort, en somme !
Au cours d'une période assez longue je fus en « errance mentale ». Je ne pensais à rien de précis, continuais de flotter telle une fumée étirée par le vent.
Des odeurs, des bruits. Les premières de cuisine, les seconds de conversation.
A la fin, le grand diable vint risquer un œil sur moi. Ses fringues, imprégnées de senteurs culinaires me mirent en appétit.
— J'ai faim, lui dis-je.
— Tant mieux ; Mme Félicie va en être ravie. Elle nous fait un coq au vin comme je n'en ai jamais mangé.
Il tendit les mains et m'aida à m'extraire du canapé.
— Quelle heure est-il ? demandai-je.
— Vingt heures trente.
— Alors il ne va plus tarder, murmurai-je, sans trop savoir ce qui motivait mes paroles.
Le gars fronça les sourcils :
— Tu attends quelqu'un ?
Sa question m'embarrassa. Pourquoi venais-je de proférer ces mots ? A quoi correspondaient-ils ? A nouveau, j'avais la tête vide.
— Je crois, finis-je par admettre.
— Qui ?
— Un homme.
— Tu le connais ?
— Non, mais on vient de lui confier un contrat contre moi.
— Un quoi ?
— Un contrat : l'ordre de m'abattre, si vous préférez.
— Où as-tu été chercher ça ?
— Je ne sais pas.
Et c'était exact. Je tentai de débusquer une indication quelconque dans ma tronche déserte, en vain. Les certitudes naissaient spontanément en moi.
En traversant le vestibule, il me vint une inspiration fulgurante.
— Allons dans ma chambre ! décidai-je.
— Tu te sens mal ?
— Je voudrais procéder à une vérification.
Soumis, il me prit le bras et m'aida à monter l'escadrin.
Parvenu dans ma piaule, j'allai m'asseoir sur mon lit ancien, aux montants de noyer, puis me mis à contempler la tête du plumard.
Je dis :
— Auriez-vous un crayon feutre ?
Il en possédait un.
J'en ôtai le capuchon et traçai trois points sur le bois.
— C'est un signe maçonnique ? interrogea le visiteur.
— Non : c'est là que se produiront les impacts des balles tirées sur moi.
— Ecoute, Antoine. Tu ne crois pas que tu délires ?
— Peut-être, mais il y aura bientôt trois trous à la place de ces points, et, sans doute, ces projectiles auront-ils traversé mon corps avant de se loger là.
— Si tu penses réellement une chose pareille, il faut quitter cette maison !
— Non ! lançai-je farouchement. Le destin doit s'accomplir ; il est vain de vouloir en modifier le cours.
— Ce soir à Samarcande ! railla le Black.
Mais il avait une drôle de voix et ses yeux sortaient de sa tête. Nous redescendîmes. La faim me tenaillait. Le coq au vin jaune du Jura embaumait. Les deux femmes examinaient leurs assiettes d'un œil incertain.
- Ça ne va pas ? s'inquiéta m'man en nous voyant surgir.
— Si, si, la rassurai-je, je me sens beaucoup mieux.
Pour le lui prouver, j'attaquai gaillardement une aile nappée d'une sauce onctueuse, qui mit aussitôt mes papilles en liesse.
M'man était allée quérir deux boutanches de château-chalon à la cave, et ce dîner improvisé ressembla au festin d'un grand traiteur.
Comme nous atteignions le dessert, j'eus un nouveau « flash ». Brutal. Je me vis en compagnie d'un couple dans la nacelle d'une grande roue foraine. Celle-ci cessait de tourner au moment où nous nous balancions au faîte de son orbe. Soudain, le couple me faisant face se jetait sur moi et m'empoignait, l'homme aux épaules, la femme aux chevilles, dans l'intention évidente de m'expédier dans le vide.
Leur promptitude fut telle qu'ils faillirent réussir. J'avais déjà le buste à l'extérieur quand, d'un effort surhumain, j'arrachai mon pied gauche à l'étreinte de la donzelle et le lui envoyai dans le museau. Cela produisit le bruit d'un colis contenant de la porcelaine brisée.