— Seulement un instant de conversation, ce ne sera pas long.
Alors bon, il me fait entrer dans une petite chambre confortable. Au centre : une table ronde et trois chaises cannées. Obéissant à son signe d'invite, j'en adopte une.
Il prenait le thé à mon arrivée, Nestor ; pareil aux gens d'Europe centrale, il le boit léger.
Je l'entreprends bille en tronche :
— Vous connaissez Maurice Magnol ?
Mimique surprise ; sincère ou parfaitement imitée ?
— Absolument pas. De qui s'agit-il ?
Je tire sa photo, exécutée par Muguette Dodièse.
— Il s'agit de vous, n'est-ce pas ?
— Naturellement.
— Elle se trouvait chez l'un de mes subordonnés.
Il s'abstient de produire un bruit de pet avec sa bouche et hausse les épaules.
- Ça m'intrigue !
— Pas tant que moi, monsieur Vokowiac.
Là-dessus, un ange qui faisait sa ronde, passe d'un vol pâteux d'oie sauvage. Lorsqu'il s'est taillé par la fenêtre ouverte, je reviens à notre interro :
— Il y a quelques jours, vous débarquez chez un photographe du quartier. Vous faites rouvrir la boutique et suppliez qu'on vous tire le portrait d'urgence. L'émule de Nicéphore Niepce étant absent, sa rombière se charge du travail. Très honorablement, ajouté-je en examinant une fois de plus l'image. Cette dame vous livre six épreuves et voilà que je découvre l'une d'elles soigneusement dissimulée dans l'appartement d'un de mes flics présentement disparu. Bizarre, n'est-ce pas ? Mais il doit bien y avoir une explication, vous êtes d'accord ?
Il gagne du temps en m'offrant une moue dubitative dont je n'ai strictement rien à cirer.
— Peut-être l'aurais-je perdue, propose-t-il sans conviction.
A cet instant précis, je « vois » que Vokowiac meurt d'envie de me fausser compagnie. Il a des fourmis sous les roustons et guigne la fenêtre ouverte, kif un prisonnier d'Alcatraz.
— Vous savez, murmuré-je-t-il, contrairement à ce que l'on prétend, le plus court chemin d'un point à un autre n'est pas la ligne droite, mais la vérité, belle et pure !
Il se dresse et arque en désœuvrance autour de la pièce.
— Risqué ! laissé-je tomber.
— Quoi ? bredouille-t-il, décontenancé.
— Il y a quatre ou cinq mètres d'ici au trottoir ; à votre place, je craindrais de me donner une entorse.
C'est un drôle de corps, ce gazier ! Il rougit tel un écolier surpris en train de se tailler une plume.
- Ça ne changerait pas grand-chose à votre problème, poursuis-je, vous seriez serré en moins de jouge par mes archers.
Il ne répond pas, continue d'hésiter. Je ne saurai jamais le résultat de ses cogitations car la porte s'ouvre brusquement, découvrant un quidam cagoulé de noir et armé d'un pistolet-mitrailleur : un Brandoliny spécial X.P. 87 à éjaculation précoce.
Le surgissant, sans perdre une fraction de seconde, arrose la piaule posément, de gauche à droite comme on doit le faire avec une caméra. A titre perso, je biche une volée de quetsches dans la caisse d'horloge.
La violence des impacts me déchaise, je tombe à la renverse, privé d'oxygène, sur le plancher de haute laine. L'épuisement d'un chargeur ne dure pas lurette, cependant il me paraît aussi long que l'éternité. Le temps, soudain démultiplié, me rend compte de l'expulsion de chaque bastos.
J'entends le cri avorté de mon interlocuteur, le vois me rejoindre à dame avec une chiée de geysers jaillissant de son corps.
Seulement, lui ne portait pas de gilet pare-balles !
13
Laisse-moi marquer un poil de récupération. Ça va tellement vite !
Juste le temps de piger et d'autres péripéties s'enchaînent. Spectacle permanent. Pour le prix d'un seul ticket t'as droit à tous les épis-zobs, dirait le Gros.
Le mitrailleur masqué est en train de remplacer son magasin lorsque se pointe un nouveau larron : un grand gars sombre tenant son pistolet à deux pognes et n'hésitant pas à placer trois pruneaux indélébiles dans la cagoule de notre assaillant. Lequel se recroqueville pour canner. Ses semelles de tennis, à deux étages, raclent un bref instant le sol, puis s'immobilisent pour le laisser rigiditer cadavériquement. De sa cagoule sourdent des ruisselets pourpres.
Me remets tant bien que mal debout, en passant par la position à genoux. Suis à ce point essoufflé que plus mèche d'en casser une broque !
A mon avis, me reste des séquelles de ma période sirop. Quand ce bigntz s'achèvera, j'irai (si je m'en tire) faire une croisière vers de gracieuses contrées, en compagnie de Mme Magnol. Je me vois très bien folâtrer au gré de la houle, dans la cabine de luxe d'un paquebot rital. Nous négligerons les excursions et resterons à bord pendant que les Kons-Kodak partiront à l'assaut du Pirée. Nous nous goinfrerons de salacités aussi belles que Le Lac des Cygnes.
Me tenant la cage « thoraciste », je m'efforce de sourire à Jérémie Blanc.
— Si ce glandeur de Roland t'avait eu à Roncevaux, il ne se serait pas fait zinguer comme un plouc ! parviens-je à susurrer.
Il m'approche pour un examen minutieux.
— Pas de bastos égarées ? demande-t-il.
— Non. Heureusement, ce nœud m'a tout placé dans le buffet.
Et d'ajouter :
— En m'obligeant de porter ce gilet, tu m'as sauvé la mise ! Comment se fait-il que tu sois intervenu presque instantanément ?
— T'accompagner n'aurait servi de rien ; nous aurions été deux à nous faire asperger d'acier. Mais, en te filochant, je pouvais veiller au grain. La preuve !
Je reviens à la dure réalité des choses et, emporté par une idée qui vaut son pesant de poil à gratter, bondis hors de la turne, bousculant dans le couloir la grosse Babouchka, attirée par le barouf.
Me rue à l'extérieur.
Pourquoi agis-je ainsi ?
Pour la raison suivante : notre agresseur armé et cagoulé me suivait à bord d'une tire pilotée par quelqu'un d'autre, fatalement. Conclusion, un complice l'attend, et il ne va pas s'éterniser si son pote tarde à réapparaître.
Mon camarade Tu-tues dans ma fouille, je sors de la pension Moulapine sans me presser, l'œil plus aigu que celui du faucon cherchant sa proie. Je ne distingue rien d'anormalien. Ça me désempare car j'espérais du double file.
Lors, la voix de l'homme qui a les couilles noires et le bout de la queue rouge me parvient depuis la fenêtre du premier :
— Une bagnole décapotée, devant la camionnette !
Je retapisse aisément, à cinq mètres de la pension, le véhicule utilitaire mentionné par Jéjé. Le dépasse. Fectivement, une ancienne Type E cigaroïde est en stationnement infractionné à l'angle de deux rues. Un gus portant un imper au col relevé, des lunettes de soleil enveloppantes et une gâpette plate se tient au volant, à demi retourné pour guetter son complice.
Tu me verrais fulgurer, René ! Là, oui, c'est du chouette travail ! En un bond de couguar, je me trouve assis au côté du mec, l'orifice de mon feu appliqué entre deux de ses côtes.
— Gardez vos mains sur le volant ! lui fais-je d'une voix froide comme le fion d'un Esquimau venant de se torcher avec de la neige. Si je vous tire dessus, ça produira un trou tellement large qu'il faudra l'obstruer avec de la paille.
Le conducteur obéit et regarde droit devant soi la rue, avec ses magasins d'alimentation et les braves ménagères en courses. C'est un homme anguleux, à la peau rouge brique (réfractaire). Il reste là, figé. Résigné ? Que non pas : sans doute attend-il un instant favorable pour tenter « quelque chose ».
— Surtout ne vous impatientez pas, conseillé-je, vous risqueriez de causer un grand chagrin à vos proches, si toutefois vous en avez. A propos de chagrin, votre camarade tueur est mort dans l'exercice de ses fonctions : trois balles dans la tête, c'est radical pour la migraine.