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Il reste de marbre ; au fait, comprend-il le français ?

Un peu de temps s'écoule, Jérémie Blanc, le bien nommé, surgit enfin !

Il fulmine : ces enfoirés de Ruscoffs prétendaient l'empêcher de sortir avant l'arrivée de Police-Secours ; il a eu toutes les peines du monde à s'arracher.

— Tu as tes cadennes sur toi ? lui demandé-je.

— Je ne sors jamais sans mes bijoux.

— Alors, passe-les à monsieur !

Et voilà le driveur menotté, ce qui est aisé puisqu'il a toujours les mains sur le cerclo.

— Tiens-le à l'œil, recommandé-je, je vais retourner chez Raspoutine ; je ne serai pas long.

14

Le vieux est sorti de ses vapes (consécutives à l'âge et à la vodka). Il se tient, bras en croix, devant la porte de Vokowiac pour en interdire l'accès. Pittoresque bonhomme. Très grand, creusé par les ans, le crin blanc, le regard délavé ; il porte un futal intemporel, pourvu de vastes poches aux genoux, une chemise épaisse sur le maillot de corps dont il ne s'est pas départi depuis la révolution d'Octobre et un gilet de laine beige propre aux vieillards égrotants.

L'admirable grabataire invective ses servantes en moscovite ancien, s'arrête parfois pour jeter un regard réprobateur aux deux cadavres qui déshonorent son plancher. Alors il se signe, à la Russe, c'est-à-dire de droite à gauche, puis émet des bribes de litanies d'une voix de basse noble.

Ne m'ayant pas vu entrer tout à l'heure, il me demande si je suis policier. Bien que révoqué depuis quelques heures, je réponds par l'affirmative.

Maintenant, au boulot !

Il s'agit de ne toucher à rien. Je soulève cependant le devant de la cagoule. Peu ragoûtant, car l'une des valdas tirées dans la calebasse du tueur est ressortie par l'œil gauche, non sans avoir creusé un cratère dans sa gueule. Cette défiguration ne m'empêche pas de constater que le mort m'est rigoureusement inconnu.

Je le palpe entièrement. J'ai affaire à un pro, car ses poches ne contiennent que deux chargeurs de rechange et une liasse de billets de banque. Pas la moindre pièce d'identité.

A cet instant, la sirène des perdreaux ramdame dans les lointains.

Je m'évacue prestement en assurant Chaliapine de mon proche retour.

* * *

A l'époque où il était « technicien de surface », Jérémie fréquentait nombre de ses compatriotes sénégalais. Sa promotion sociale ayant laissé sa simplicité intacte, il les voit toujours lors de ses congés.

Lorsque nous nous retrouvons seuls avec notre prisonnier, la question se pose de savoir où l'emmener pour « l'interviewer à l'aise ». L'accès de la Grande Taule m'est interdit, du moins déconseillé maintenant, et je dois fliquer en amateur.

— Je sais ! affirme soudain White Snow.

J'attends la suite. Elle vient sans tarder :

— Un gars de mon village habite Saint-Ouen ; il vit seul, ses femmes sont restées au pays. C'est un bon copain, je l'enculais quand nous étions jeunes.

— Expérience ? demandé-je négligemment.

— Coutume. Chez nous, la sodomie n'a pas le côté plus ou moins scandaleux qu'elle conserve encore dans vos régions. Lactaire Délicieux (c'est son nom) se fera un plaisir de nous accueillir et d'héberger ce type.

— En effet, il ne peut rien te refuser, ricané-je.

Mais mon pote hausse les épaules, insensible à mes sarcasmes.

Nous circulons à bord de la chignole de Jéjé qu'il pilote avec brio. En vingt-cinq minutes, nous sommes rendus comme le goûter d'un petit garçon frappé d'une crise d'appendicite aiguë.

M. Lactaire Délicieux habite un immeuble en fin de carrière dont il est l'ultime occupant. C'est une bicoque de trois étages, bardée de pansements métalliques. Les vitres n'existent plus, sauf celles de son « appartement », encore partagent-elles leur rôle protecteur avec du contreplaqué. Son logement se situe au dernier étage. Pour s'y rendre, il convient d'escalader un escalier auquel manquent plusieurs marches.

La tanière de l'Africain se compose de deux pièces que je préfère ne pas te décrire. L'une sert de chambre, de cuisine, de salle à manger et de latrines. Les chiottes traditionnels faisant défaut, Lactaire Délicieux a tout bonnement pratiqué un trou dans le plancher et ses résidus tombent au second ; foutrement ingénieux, moi je trouve. Pas besoin de chasse-d'eau-toujours-en-panne-qu'il-faut — sans — arrêt — implorer — le — plombier — dont — les — factures — sont — délirantes — mais — qu'est — ce — y — s'croivent — ces — gens — là — pour — te — faire — payer — leur — temps — aussi — chérot — que — çui — d'une — pute !

La seconde pièce, plus exiguë, fait fonction d'atelier, car l'ami de Jéjé crée des bijoux à base de Croix du Sud, et de lourds bracelets style bagne de Cayenne.

L'orfèvre-en-chambre est un petit homme trapu, aux joues zébrées de cicatrices rituelles et à la tignasse rousse. Un bon sourire (hérité de son ancêtre qui posa pour la publicité Banania) dégage une panoplie de ratiches carnassières, en comparaison desquelles la denture de Blanc évoque les chailles d'un caniche nain.

Mon All-Black est monté le premier pour expliquer le topo à son copain sodomite. Foin de longues palabres, le rouquin est d'accord sur tout. Je grimpe à mon tour, poussant mon prisonnier menotté devant moi.

A la vue de l'antre où nous le conduisons, le mec pige que son destin va se prendre un iceberg par le travers. Jusqu'alors il n'a pas moufté. Ses fafs le donnent comme étant un certain Isic Carek, de nationalité slovaque. Moi, je veux bien. Le malfrat habite London depuis suffisamment de temps pour avoir pris les manières britiches. L'habit fait le moine.

— Venez dans mon atelier, conseille Lactaire, vous y serez plus tranquilles : il n'a pas de fenêtre.

L'électricité étant supprimée depuis des décades, il s'y éclaire avec une lampe-tempête, prélevée, je suppose, sur un chantier. Cette dernière produit une lumière telle qu'on en rencontre dans les toiles de Rembrandt ou les spectacles de Robert Hossein.

L'endroit est « meublé » d'une caisse à la renverse servant d'établi, d'une autre, plus petite, utilisée comme tabouret, et enfin d'un carton où s'emmagasinent, pêle-mêle, les créations de l'artiste.

Avisant, au bas du mur, le reliquat d'une canalisation, je suggère à Jérémie de l'utiliser pour y enchaîner notre captif.

Il trouve la proposition classique, mais excellente.

15

Ce qu'il y a de déroutant (pour ne pas dire d'exaspérant) chez le sieur Carek, c'est qu'il ne répond pas aux questions qu'on lui pose, fussent-elles innocentes. Que je lui parle en français, anglais, italien ou allemand, il se comporte en tout point comme s'il ne me comprenait pas. Pas bravache, note bien. Non : indifférent. Le regard lointain, les traits détendus, kif un qui ne penserait à rien, mais profondément.

— Si je lui tirais quelques pains dans la gueule ? propose Jérémie, toujours serviable.

Je hausse mes robustes épaules.

- Ça n'avancera pas à grand-chose, cet homme est enfermé dans son mutisme.

Mon Noirpiot place une série de gnons à la face du client, par acquit de conscience, si je puis dire. Celui-ci rougit sous les impacts mais ne rompt pas, roseau impensant.

— Zob ! peste Blanc, découragé.

— Je te l'avais annoncé.

Nous traversons une période incertaine, au bout de laquelle Lactaire Délicieux se met à jacter dans son dialecte arboricole.