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Tout en me dirigeant vers elle, je supposai que son paternel venait de clamser pendant son sommeil. Cela arrive communément. Personnellement, j'aspire à une mort consciente, voire acceptée. Déposer mon bilan en pleine dorme me donnerait le sentiment d'être floué.

— Votre père ? fis-je.

Elle acquiesça.

— Une crise cardiaque ?

Elle secouit négativement la tête, puis sans un mot, pénétrit dans l'appartement. Ce dernier se composait de deux chambres reliées par une salle de bains. Nouhr entra dans la première dont elle avait laissé la porte ouverte. Effectivement, le lit défait était vide. Les choses se compliquaient car la petite voiture d'infirme stationnait toujours dans la pièce.

Je me précipita dans la chambre, puis dans la salle d'eau et enfin sur le balcon. J'inventoria les penderies, les goguemuches et, en désespoir de cause, le réduit destiné aux bagages ; tout cela en vain. Il n'y avait pas plus de papa dans cette suite qu'il n'existe de mansuétude dans l'œil valide de M. Jean-François Le Pen.

La pâleur de ma voisine de couloir tournait à la chlorophylle. Je la sentis près de défaillir et n'eus aucun scrupule à la prendre dans mes bras, bien que je fusse torse nu. Elle y fondit en larmes, lesquelles se perdirent dans la toison de ma poitrine, refuge naturel des âmes en peine, pour peu qu'elles soient féminines et non octogénaires.

Je m'abstins de lui rouler une pelle, les circonstances ne s'y prêtant pas, mais ne pus empêcher Miss Zifolette de se frotter à son pubis.

— Ecoutez, mon doux cœur, fis-je en ajustant mon étreinte, il ne faut rien dramatiser. Il existe une explication à tout, même quand elle semble inconcevable.

6

Je lui fis subir un interrogatoire en règle, car dans notre profession, il n'est pas possible de progresser sans en passer par là. Je débutis par la condition physique de son daron : lui était-il possible de se déplacer seul ?

Nouhr fut formelle : c'était inenvisageable, sa paralysie des membres inférieurs était complète et irréversible.

— Donc, notai-je, pour quitter cette suite il a fallu qu'on le porte ?

— Oui, répondit-elle dans un souffle.

— Pour le déplacer, deux hommes sont nécessaires, à moins qu'un seul le charge sur ses épaules ?

Elle en convint.

— Croyez-vous que l'on puisse coltiner un infirme dans un grand hôtel bondé sans attirer l'attention ? insistai-je. Non, n'est-ce pas ?

D'un geste délibéré, je sonnis la femme de chambre.

La préposée ne tarda pas. Il s'agissait d'une personne courtaude, aux cheveux d'encre et à la moustache virile.

Ayant fait précéder mes questions d'un billet de deux mille pesetas qu'agrémentait le portrait d'un certain José Celestino Mutis, dont j'ignore tout, et même davantage, je fis parler l'aimable ancillaire.

En pures pertes, aurait dit Blanche.

Cette soubrette s'occupait de notre étage en compagnie d'un valet marocain ; elle vaquait d'une chambre l'autre et n'avait rien décelé d'anormal. Sachant que ce client dormait une grande partie de la matinée, elle « faisait » la 222 dans l'après-midi.

J'interviewai ensuite son coéquipier, lequel me fit la même réponse.

Pourtant, me dis-je avec l'obstination de Galilée, on est bel et bien venu chercher le handicapé dans cette pièce pour l'emmener vers une destination inconnue !

L'angoisse de ma compagne devenait convulsive. Je prévoyais la crise de nerfs en bonne et due forme ; cette perspective me tartinait la prostate au beurre d'anchois. J'ai, de par mon rude métier, assisté à bien des scènes du genre et elles m'ont toujours fait chier la bitoune ! Je ne peux pas souffrir les gaziers qui disjonctent, même quand il y a de bonnes raisons à cela.

Mes craintes se révélèrent infondées. Nouhr retrouva son self-control, quelques couleurs réapparurent, son regard se coagula, le léger cliquetis de ses dents cessa.

Pour l'aider à cette reprise d'énergie, je lui mordillis le lobe de l'oreille. Elle mit un certain temps à s'écarter de moi, ce qui se révélait de bon augure pour l'avenir.

Je m'installis au petit bureau de bambou, m'emparis d'un stylo, d'une feuille de papier à l'en-tête de L'Atlantico Palace pour noter quelques points essentiels.

Son père se nommait Alouf Zagazi. Il était issu d'une famille d'Alexandrie enrichie dans le commerce des pierres précieuses. Depuis son accident vasculaire, la boîte marchait au ralenti, sous l'impulsion de Nouhr, assistée du directeur commercial : un vieil oncle blanchi sous le harnois.

Alouf Zagazi ne s'était jamais compromis en politique. Fortement imprégné de culture occidentale (au point d'avoir marié une Britannique), il avait mené une existence « rangée », partageant son temps entre les affaires et la littérature. Quelques recueils de poésies rédigés en arabe et en anglais l'avaient fait élire à une académie, en qualité de docteur honoris causa. Aux dires de sa fille unique, il s'agissait d'un homme tourné vers les autres. On pouvait constamment lui demander de l'aide avec la certitude d'être entendu.

Nouhr ne voyait plus sa mère depuis la séparation de ses parents et souffrait de son indifférence. Ce genre de déception cause des plaies à l'âme auxquelles on finit par s'habituer, sans jamais les oublier.

A vingt-deux ans, elle ne connaissait de l'amour que ce que lui en avait enseigné un ami de son père, diamantaire romain d'une quarantaine d'années, beau et ardent. Elle n'avait pas su lui résister. Cet amant possédait une ravissante épouse et des enfants dont certains étaient encore en bas âge ; Nouhr savait, dès le début de leur liaison, qu'elle ne pourrait envisager le moindre avenir avec lui et s'était résignée. Il constituait un initiateur inventif pour lequel elle éprouvait davantage de reconnaissance que de passion.

Je fus frappé par la simplicité de ses confidences. Cela dénotait un besoin de franchise que j'appréciai. Je lui conseillis d'attendre dans sa chambre un éventuel signe de son paternel.

Les gens de la réception ne purent rien m'apprendre, non plus que le personnel en cours de branlage de couenne. Nul n'avait vu l'infirme dans la matinée.

Pendant que je décochais mes questions, je vis, tout en haut du hall, deux gaziers du service d'entretien, occupés à nettoyer l'immense coupole de verre coiffant l'établissement.

Au sommet de leur échafaudage d'apparence branlante, ils jouissaient d'une vue panoramique absolue.

Je pris l'ascenseur jusqu'au troisième et ultime niveau afin de m'approcher d'eux le plus possible et les interpellai. Le plus jeune, à qui il manquait déjà trente-quatre dents depuis lurette, se pencha pour m'entendre. Je lui expliquai que le papa paralysé d'une amie avait disparu ; est-ce qu'il l'avait vu ?

Le fourbisseur de verrière me répondit négativement et me fit remarquer que ses occupations le contraignaient à regarder en l'air plutôt qu'en bas.

Je n'insista point. Pourtant, au lieu de redescendre, je demeuris accoudé à la balustrade. L'Atlantico Palace était distribué par des couloirs en étoile aboutissant à ce hall, comme les rayons ceignant la tronche de la Statue de la Liberté. Une fois de plus, je mesurai l'impossibilité de véhiculer discrètement, dans cette architecture, un homme hors d'état de se mouvoir.

Ecrasé par le poids d'un tel mystère, je gagnai ma suite et téléphonai aux deux membres de mon commando.

Je n'obtins qu'Handermic, dit La Fouinasse. Il me répondit que les différents indices relevés tournaient court. L'éternelle image de « la poignée de sable » : je connaissais la chanson, paroles et musique, comme dirait mon cher Fred Hidalgo, le plus féal de mes féaux. Je le proclame ici Grand Connétable de la San-Antoniaiserie, titre dont il pourra se parer sa vie durant et orner ses pièces d'identité.