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Quand Vincent l’a reçue après le trash test de recrutement, il a souligné que, chez elle, il appréciait cette qualité. Il l’avait, entre autres, choisie pour ça. Il lui a aussi parlé de sa colère, mise en garde contre elle.

Depuis cette discussion, elle a remarqué qu’elle n’est pas la seule, ils sont tous en colère. Sauf Henry peut-être. Lui, il ne résout pas ses problèmes en se battant, il bosse pour sa patrie. D’une enfance passée avec un père violent, il a conclu que la colère était laide, même justifiée, et qu’elle abîmait surtout celui qui la porte. Par la politesse, qu’il a toujours vue chez sa mère, femme digne et distinguée aux grands sourires courtois sous un œil au beurre noir, il a dompté son envie de mordre ou de se cacher. Sa colère, il la contrôle en uniforme, en groupe aussi.

Aymard, lui, parle peu mais dégage une intensité qui ne trompe pas. Plus spécial encore, Hichad dont les yeux sombres la scrutent en permanence. Elle les connaît ces gars, ses nouveaux amis, ils viennent tous du Service Action. Pourtant une gêne, certainement due au fait de se retrouver embringués ensemble dans une cellule secrète, est palpable. S’ils sont là avec elle, c’est qu’ils ont résisté à l’examen de passage, qu’ils sont courageux, ou fous. Précisément, elle n’aura plus à dissocier les deux chez les Delta.

Les quatre jeunes Delta sont alignés au pied d’un hélicoptère ventru avec un museau noir, un super Puma. Ils n’ont aucune idée de là où ils se rendent. On leur a dit de prendre un fond de sac, le strict nécessaire. Comme s’ils partaient vingt-quatre heures. En fait, ce sera deux mois.

Vincent les rejoint et leur dit seulement : « Vous avez dû entendre parler de la ferme de la CIA. Et bien nous en avons une aussi… C’est là que nous allons. »

L’annonce leur fait plaisir, aux quatre. Ça les flatte, en fait, de se dire qu’ils sont invités dans une ferme secrète identique à celle d’un des meilleurs services de renseignement du monde. Et ça les excite.

Dans le Puma, personne ne décroche un mot, ni ne pose de question sur ce qu’ils feront exactement là-bas. Ils découvriront le programme au fur et à mesure. L’effet de surprise doit tester leur capacité de réaction, d’adaptation et les place d’office dans une vulnérabilité partagée.

Autour d’eux, le ciel s’éclaircit, le soleil se lève enfin. Ils survolent des massifs montagneux. Ils effectuent un vol à basse altitude. Sous la lumière rasante de la saison, les teintes de vert et d’orangé se dévoilent. Par déduction, Aymard parie sur l’Ardèche. Il a supprimé les Alpes, les Pyrénées… Il a raison. C’est dans les coins les plus reculés de ces massifs qui ont caché jadis les rebelles protestants et, au XXe siècle, les maquisards, les combattants de la liberté, qu’on les emmène former un groupe. Le Vercors. Lieu symbolique de la Résistance qui a enfanté les services secrets français et leurs techniques d’espionnage, de manipulation, de combat. Cette région prend Vincent aux tripes à chaque fois qu’il la survole. Il pense à son grand-père, prisonnier de guerre évadé qui a rejoint de Gaulle à Londres puis a débarqué en Provence le 15 août avant de survivre à l’Indochine et à la Corée. Son père, quant à lui, a intégré les forces spéciales pendant la guerre d’Algérie. Deux modèles, une même structure de bonhomme héroïque, de guerrier solide.

Un genre de week-end d’intégration, c’est ce à quoi s’attendent les quatre recrues. Sans bitures ni déconnades puisque, ils l’ont déjà appris au Service Action, ce n’est pas le genre de la maison. Plutôt un programme pointu d’entraînement ensemble, pour mieux se connaître.

Le Puma arrive au-dessus d’un champ dont les herbes hautes dansent sous la ventilation de l’hélicoptère. Il s’y pose et, quand les quatre apprentis Delta mettent le pied dehors, ils découvrent, à une centaine de mètres, deux bâtisses. Une ferme et, à proximité, un immense hangar. Vincent descend à son tour de l’engin et prend la direction de la ferme de montagne dont le toit très bas la protège des coups de vent, de pluie et de neige. Tout en longueur, elle comporte une grande pièce à vivre avec une cheminée monumentale et des chambres à l’étage, où la chaleur monte pour la nuit.

Dans le coin où se trouve la cuisine, des paniers de fruits et légumes, des packs de lait, des conserves. Le ravitaillement s’est fait tout seul et à voir son volume, ils risquent quand même de rester quelques jours. Ils ont à peine eu le temps de faire le tour de la baraque que Vincent leur ordonne de le suivre. C’est le hangar qui compte, pas le corps de ferme.

En y pénétrant, Aymard est impressionné par sa superficie. Gigantesque… et aménagé. Un champ de tir, une partie gymnase, et derrière, encore une autre aire cachée par des contreplaqués. Celle-là, ils la verront plus tard. Le brief de Vincent sera très court : « Vous êtes là pour que votre groupe se soude. Et ce n’est possible que par l’expérience commune de l’effort, du combat. Ici, vous comprendrez que, individuellement, vous ne comptez pas. Vous n’êtes rien. En étant un Delta, vous devenez un atome, un élément, le doigt d’une main qui ne peut rien seul. À partir de cette minute, nous sommes une main et nous allons apprendre à nous articuler. »

Henry ne pouvait s’empêcher de sourire. Plus âgé que les trois autres, il avait sa petite idée de ce que Vincent leur réservait. Ils allaient en chier. Et cette perspective l’amusait parce qu’en effet, le séjour serait un moyen de mieux connaître ses nouveaux compagnons. De savoir ce qu’ils avaient dans le bide, les juniors.

En fait, ça avait été pire que tout ce qu’Henry avait imaginé. Leur première journée avait duré quatre jours. Ils étaient partis tous les cinq pour une « marche à la mort ». Les sacs lestés que Vincent leur avait demandé de mettre sur leur dos ne leur paraissaient pas si lourds au début. Leurs trente kilos ne pesaient pas sur ces corps taillés par le Service Action. Mais après seulement trente minutes à crapahuter sur des chemins escarpés, ils souffraient sous le chargement, plombant comme un bloc de marbre.

Lot commun

Septembre 1995, Ardèche, France

Le principe de la marche était simple et cruel, c’était le 2-30 : deux heures de marche, trente minutes de repos. Elles ne suffisaient pas, ces demi-heures de repos, et surtout ils perdaient au bout d’un moment la notion du jour et de la nuit. L’alternance rapide accélérait le temps, le tempo, répétitif, rendait fou, usait vite. Au bout de vingt-quatre heures, les cinq Delta avaient déjà atteint un état qu’ils imaginaient être le dernier stade de la fatigue, celui au-delà duquel on tombe sur les genoux avant de s’écrouler complètement. Des bouquets d’ampoules leur brûlaient la plante des pieds, leurs genoux craquaient, leurs mollets tiraient, les tendons de leurs talons grinçaient, leur nuque, vrillée, leur corps les torturait. La montagne et les milliers de pas qu’ils devaient y faire leur infligeaient un véritable martyr.

Ils étaient si crevés qu’ils n’avaient pas même le courage de se parler, de sorte qu’ils apprenaient à se comprendre sans mots. À tour de rôle, toutes les douze heures, ils prenaient la responsabilité du guidage avec une carte IGN 1/25 000. Le circuit correspondait sur la carte à une boucle géante. Il n’était pas question de se planter d’itinéraire sous peine de se fatiguer un peu plus. Le chargé d’itinéraire avait la pression de prendre les décisions pour son groupe, d’entraîner tout le monde dans ses choix. La constitution de la meute que voulait Vincent passait par de telles mécaniques. Ils avaient parcouru la forêt comme ça, en mode 2-30, pendant une semaine. Le cap de l’exténuation n’en finissait pas de reculer. Annie, parce que la plus petite, était la plus atteinte, elle n’arrivait même plus à manger les quelques biscuits qu’ils s’offraient en guise de repas. Aymard la forçait, lui mettait quasiment la nourriture dans la bouche. Il avait, dès les premières heures, remarqué que ses jambes plus courtes que celles des hommes la contraignaient à multiplier les pas. Son sac à dos était aussi grand qu’elle, elle était drôle à voir. Obligée à davantage d’efforts, elle était plus éreintée que les hommes. Le troisième jour, n’arrivant plus à marcher, elle s’était coincé le pied dans une racine et s’était étalée et griffé le visage. Elle avait serré les dents. Elle avait marmonné, répété deux trois fois « Il est pas bien, Vincent, il est pas bien ce mec » et s’était tue, avare de l’énergie qu’elle n’avait plus. Le milieu dans lequel ils évoluaient n’était pas particulièrement hostile mais il pouvait le devenir, dans un moment d’inattention.