— Bien ce que je craignais, dit-il…
— Quoi donc ?
— Il va rappliquer avec sa caravane d’assureurs, de directeurs de productions, de co-producteurs, de toubibs, d’attachés de presse. La Foire, bordel de merde ! La vraie foire ! Si on foutait le camp ?
Je fais la moue :
— Ce n’est guère votre intérêt car ce serait le plus sûr moyen d’alerter les gens de l’Information qui se lanceraient à votre recherche, vous retrouveraient sans mal et vous casseraient les claouis !
Bérurier dit en se beurrant une quatorzième tartine :
— Tu sais, ses claouis, pour ce qu’il en fait !
Mathias m’appelle. Il a eu du mal à trouver le vendeur de l’appareil car ce zig est en instance de divorce et découche scrupuleusement. Il n’a pu le cueillir qu’à son burlingue. Il a le signalement des deux hommes qui se sont présentés pour faire cette emplette, et les identités assurément fausses qu’ils ont données. Il propose de mater attentivement dans ses dossiers et d’établir un portrait robot. J’acquiesce et lui conseille de venir interviewer Louisette. Et puis je m’hâte de raccrocher vu que la horde se met à investir. La sonnette de la maison n’arrête pas de vibrer. Une vraie folie !
Heureusement, on a établi un plan de défense. Cricri recevra les gens qu’il lui est impossible d’éluder dans la chambre de sa femme, tandis que ses trois croquants subiront l’assaut des autres. Leurs déclarations se résumeront à ceci : « Bordeaux est tombé dans l’escalier et s’est fendu l’arcade souricière (Béru). Son médecin lui a posé trois points de suture et lui a prescrit une semaine de repos. Point t’à la ligne. » Facile, non ?
Et puis vrai. Le mensonge par omission est, de tous, le plus facile à assumer. Taire la vérité est moins contraignant que la travestir. Car cela fait appel à la capacité d’oubli, alors que travestir la vérité oblige à des efforts de mémoire constants.
Le premier qui se pointe, c’est Gold. Il est tel que je le devinais, un peu plus caricatural peut-être, plus satisfaisant. Petit, rond, avec un gros pif garni de verrues et une lèvre inférieure en forme de cuvette de barbier. Il a un complet gris fatigué, un manteau en poils de chameau luisant d’usure, un chapeau sans forme définie et une énorme épingle de cravate représentant une main d’or tenant une perle. On voit battre son chéquier à travers ses hardes. Son col est saupoudré de grosses pellicules grises (dames : un producteur de films !). Il fait, en parlant, des gestes de guide italien et il a un tic qui l’incite à se palper les bourses, comme pour s’assurer qu’on ne les lui a point volées.
Malgré tout, l’air d’un brave homme, sûrement grand-papa gâteau à la maison. Il est flanqué d’un jeune mec triste et blême qui se trouve être provisoirement metteur en scène de talent.
Gold se rue dans l’escalier, sur les talons de Louisette, en exclamant qu’il va en avoir le cœur net, que le cinéma meurt de s’être trop dorloté, que la faillite est là, aux aguets (mais dans son métier, y’a que la première qui compte, alors ça ne serait jamais qu’une formalité de plus).
Il est happé par l’étage, la chambre, le capitonnage… Le blanc naveton se contente de Ludo-la-Biche. Mon beau marin, roi des trois mâts, lui raconte l’accident, en embellissant.
Et d’autres zigs se la radinent : « Les gaziers de la Lloyd, aimables et pas navrés, fair-play, comme il sied à une maison de ce renom qui t’assure des Boeinges, des Présidents, des puits de pétrole, des guerres civiles. » Deux, ils sont. Prince de Galles, évidemment, dans les tons gris-noirs.
Eux aussi, on les hisse à Cricri.
Ils sont suivis d’un petit type poussiéreux, le chargé de presse de la Production, qui sent l’ail, serre douze fois la main de tout le monde, annonce qu’il a déjà bloqué la une de France-Soir, qu’il aura Dominique Jamet pour l’Aurore, les feuilles jaunes de Match, le principal morceau d’Edgar Schneider dans ces pages cernées de robes et de mirages, plus l’édito de Paoli et une participation au jeu de Bellemarre.
Et puis ça se presse en foule, en hordes, en trombes, en vert (et contre tout). Des journalistes alertés par le tam-tam de brousse, mystérieusement, avec des appareils, des caméras, des micros, des pointes Bic (salut Baron !). Des amis, des ennemis, des relations, des acteurs réputés, des acteurs répudiés, des députés, des putains, des directeurs de théâtre, des producteurs, des reproducteurs, des autres, beaucoup d’autres. La cour est pleine, les pelouses du jardin, toutes les pièces, on peut pas juguler, contrôler, canaliser, surveiller ce trèpe. On est envahi, débordé, investi. Y’a une charogne abominable qui a alerté tous les chacuns chacunes et ça rapplique au trot, au galop ; à vélo-solex, à motocyclette, en voiture, à pied, à cheval d’arçon, à cheval de frise, à cheval sur les convenances, tout, de partout, moutonnant, grondant. Le barrage de Malpasset ! La longue marche de Chine ! On cède, on craque, on recule, on gesticule, on s’enc…, on clavicule ; meurtris, rognés, tuméfiés, méfiants, édifiants, vaincus, baisouillés-canards. C’est pas deux gardes du corps qu’il lui fallait à Cricri, mais deux escadrons de C.R.S. pour lui assurer la protection, lui garantir la vie sauve. Pour l’heure, c’est la vie sauve qui peut. Qui peut rien, qu’abdique. On s’hèle, on se reconnaît, on se dit tu, on se renseigne, on s’explique.
— Non, il est pas mort !
— On m’avait dit qu’il était mort !
— Vous êtes sûr ?
— Blessé seulement.
— Grièvement ?
— Six points de suture.
— C’est grave ?
— Plaie au front.
— Ouverte ?
— Seize points de suture !
— Trépané ?
— Peut-être.
— Ses jours sont en danger ?
— Probablement.
— Il est mort ?
— Pas encore.
— Mais il va mourir ?
— C’est à craindre.
— Alors il est mort ?
— C’est tout comme.
— Si jeune !
— Hélas !
— Un talent pareil !
— On ne retrouvera jamais plus le même.
— Y’a aucune chance ?
— Trente-huit points de suture, vous pensez, trépané, coma, agonie, question d’heures, de minutes…
V’là le topo. Le fond de sauce de la rumeur. Ceux qui ne peuvent pas grimper inventent ce qu’ils espèrent.
Patache, Ludo, la belle Eléonore (celle qu’a le caractère en or). Béru, Louisette tous les ayants-droit de cité de la baraque se sont dilués dans la populace, ont été absorbés.
Moi, j’ai pour ma part longtemps lutté pour endiguer le flot envahisseur. Jouant des coudes et des genoux, des épaules et des hanches. Mais va te faire beurrer la prostate ! Ils arrivent, ils veulent voir avant de repartir. S’assurer que ! Tout bien, comme il faut. Se mettre en mesure de raconter. Capter un bout d’essentiel pour recomposer l’événement, comme on recompose un dinosaure à partir d’un os. Je cède, je suis écarté, balayé, négligé, perdu. Faut attendre que ça se tasse. Ou alors réclamer des renforts. Mais où ? Mais à qui ? Mais à quoi bon ?
« Bien joué ! me dis-je. Les mecs qui veulent se faire Christian Bordeaux ont diaboliquement agi. Ils ont donné l’alerte. Prévenu Paris qu’un malheur venait de se produire ici. Alors les charognards accourent. Et ils vont pouvoir agir dans la cohue. Que faire ? »