— Mademoiselle, si vous pouviez m’accorder un instant d’entretien en privé, il dit, comme un qui demanderait sa main à Louisette.
Comme elle ne déteste pas les garçons qui sentent le cirque Bouglione, elle propose :
— Voulez-vous que nous allions dans ma chambre ?
Mathias avale sa pomme d’Adam. Ou plus exactement tente de, mais elle ne passe pas, étant triangulaire, et il renonce.
— C’est cela, allons-y, coasse-t-il, car il a horreur des corbeaux et raffole des cuisses de grenouilles.
C’est à la fin de cette réplique d’usage courant que des coups de feu se mettent à crépiter à l’étage supérieur.
Crépiter, si je me réfère à la définition de cet enfant prodige qu’est le petit Robert, signifie « faire entendre une succession de bruits secs ». Exemple : des applaudissements, l’anus de Bérurier, un feu d’artifice, etc…
Donc, en toute connaissance de cause, je puis affirmer que dans l’occurrence à laquelle je fais allusion, il y a bel et bien crépitement.
Un étau me bloque les soufflets. Cricri ! Cette fois : ils l’ont eu ! Le temps de récupérer quelque peu ; estimons-le à deux dixièmes de seconde pour compter large, et je m’élance.
Bérurier, le ventre ceint d’un tablier blanc, la frime enfarinée, de même que ses puissants avant-bras, manque me bousculer.
— Dedieu de dedieu ! broche-t-il, ça vient de la turne à l’artisse !
Il fait deuxième au classement de l’étape à la suite de notre échappée dans l’escadrin. Le gros du peloton nous talonne à quelques secondes et c’est Mathias qui gagne le sprint.
Ceci pour t’informer que c’est le gars Mégnace, fils unique et de prédilection à Félicie qui passe en vainqueur la ligne tarifée (comme disent les Flamands).
À mon soulagement, fortement mêlé de surprenance, Christian Bordeaux n’est pas mort.
Et je dirais mieux : au contraire.
Au contraire, puisqu’il vient de tuer deux personnes, ainsi que j’ai eu la faiblesse de te le laisser prévoir à la page j’ sais plus combien. Deux. Un couple. Jeune. Beau. Mais mort. Le gars a été foudroyé par une quetsche en plein cigare, la gonzesse achève de trémousser au sol, mais on voit bien que c’est juste un effet des nerfs et qu’elle peut plus prétendre à grand-chose avec cette béanteur dans la poitrine, à l’emplacement du cœur.
Le comédien tient un revolver fumant au bout de son bras. Son revolver. Il regarde son boulot d’un œil dégoûté, laisse tomber le pétard et fonce à la salle de bains pour vomir.
— Que personne n’approche ! lancé-je.
Les autres stoppent. Sauf Béru qui vient semer de la farine autour des corps.
Contournant ceux-ci, je vais rejoindre Bordeaux, agenouillé devant la cuvette des chiches, comme un Arabe à l’heure de la prière, pendant le ramadan (de sagesse).
— Chez vous, c’est comme aux Galeries Lafayette, lui dis-je : on est sûr qu’il se passe toujours quelque chose.
— C’était eux ou moi.
— Comment cela ?
— Ils ont surgi dans ma chambre, revolver au poing ; sans doute s’étaient-ils cachés pendant que la maison était pleine de monde…
Il parle comme une motocyclette qui ne veut pas partir, par rafales de hoquets entrecoupés de ratés, puis de silences.
— Revolver au poing, dites-vous ?
— Vous n’avez pas vu leurs armes ?
Je retourne sur le pas de la porte et, effectivement, en y regardant de plus près, je m’aperçois que la femme, comme l’homme, tient encore un feu à la main.
— Pourtant, votre Colt était vide lorsque nous vous l’avons remis ?
— Je me suis rappelé que j’avais des balles de rechange dans une aiguière d’étain et j’ai rempli mon barillet. Vous voyez que j’avais raison de vouloir être armé ?
— Qui sont ces gens ?
— Je l’ignore.
— Vous ne les avez jamais vus ?
— Au grand jamais.
— À quel titre se sont-ils introduits dans la maison ?
— Comment le saurais-je ? En qualité de journalistes, peut-être ? Il y avait tellement de monde…
— Dites, vous tirez vite et juste, Vieux ?
— J’ai tourné assez de faux westerns en Espagne et en Italie à mes débuts pour savoir me servir d’un revolver aussi bien qu’un G-man.
L’énormité de ce qu’il énonce, compte tenu de la situation, de la vitesse du vent et de la clarté des étoiles lui fait piquer une crise de nerfs. Le voici qui se roule sur le beau carreau en pâte de verre d’Italie en poussant des cris, Cricri ; en lançant des ruades et en appelant sa mère, dont j’ignore si elle est toujours de ce monde et dont je doute, dans l’affirmative, qu’elle puisse percevoir ses appels désespérés.
Je réclame les lopes à la rescousse. Des mains féminines savent mieux calmer que des coups de pompe masculins dans le cul.
— Des fafs, sur eux, Gros ?
— Le mec avait un larfouillet, la gonzesse un sac à main dont j’ai retrouvé dans le dressinge-rome d’à côté. V’là le butin, Gars, sucre-toi !
Ça continue de glapir dans la salle de bains. Cricri reprend toujours pas ses esprits. Il a rompu les amarres, le pauvre loup. Sa raison part en sucette. Il sait sa vie foutue, bourrée de méchants fantômes. Franchement, faut reconnaître qu’il est cacateux, son 2 juin, à Cézigue.
L’abomination intégrale. Blessé, dynamité, meurtrier par légitime défense… C’est beaucoup pour un homme seul. Sans compter les méchantes tracasseries policières qui vont lui débouler sur les endosses, au chéri.
J’examine les pièces d’identité des « victimes ». Il s’agit du mari et de la femme. Lui se nomme Steve Fleep. Il est américain, né à Detroit en 1948. À profession, y’a marqué « Fermier », ce qui, compte tenu de l’aspect assez élégant et soigné du mort, fait plutôt bizarroïde. Son épouse est d’origine belge. Elle s’appelle Marysa Van Dest, elle a vingt-cinq piges, ce qui n’est pas un âge pour mourir. En fouillant mieux les fringues du défunt, on trouve un minuscule dépliant de l’Hôtel-Palace Couillasson, aux Champs-Élysées, sur lequel est inscrit à la main un numéro de chambre : 428. Je l’empoche.
— Il faut « les » prévenir, n’est-ce pas, patron ? demande Mathias.
— Je ne vois guère le moyen d’agir autrement, consens-je.
« Les », c’est-à-dire « Eux » : nos pseudo-anciens collègues. Un Vrazzboum pareil, t’as beau te sentir protégé de Dieu ou du Vieux, tu ne peux guère le garder pour toi, sinon la Paris-Detective Agency ne conserverait pas longtemps son beau pignon sur rue passante.
— Préviens-les, Rouquin. Préviens-les. Et prends les empreintes de ce gentil ménage. Occupe-toi également des pétards, de tout, le plus rapidement possible, avant que les autres pommes s’annoncent avec leurs pieds plats.
J’ai idée que je vais la sentir passer ! Un patacaisse de cette ampleur, ça n’a jamais assuré le standinge d’un détective privé.
À mon nez et à ma barbe, tu te rends compte ?
— Et moi, à propos de la tambouille ? demande sombrement Béru.
— Mets une annonce dans le Nouveau Guide Gault-Millau, car tu auras sûrement besoin de te chercher une place d’ici pas longtemps.
VI
ET PUIS, CE QUI ARRIVE ENCORE UN 2 JUIN…
LE BOUQUET, QUOI !
MAIS PAS LE BOUQUET FINAL
OH QUE NON !
On ressemble à des pillards du rail, façon vouesternes d’avant-guerre. La manière qu’on accumoncelle les indices, empreintes, et toutim avant le pointage de la maréchaussée, pour se constituer un capital technique, tu comprends ? Se préparer des vérités qui chantent ; qu’enfin bientôt on y voye clair dans tout ça, quoi, merde ! Que c’en est honteux de patauger de la sorte… Et je t’assomme ta maîtresse ! Et je t’explose le plumard du jeune premier number ouane ! Et je te laisse vadrouiller un couple d’Américains tueurs à tes nez et barbe, qu’à force j’en deviens grotesque d’impuissance, moi, avec mon Agency à plaque de cuivre sur fond de Chamzé.