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— Vous pensez donc qu’on devrait le prévenir ?

— Sans nul doute. Et je m’en chargerai, ce qui me vaudra d’avoir un bon prétexte pour faire sa connaissance. Qu’il l’apprécie ou non, il ne peut que louer mon intervention. Et celle-ci, dans l’hypothèse d’un coup fourré, serait dissuasive.

Le grand cœur qui paraît aux discours que je tiens rassérène mon vis-à-vis.

Sa bouille en ravage se détend. Pour un court instant, il cesse de s’abîmer, monsieur Lophone. Y’a du sursis dans sa décomposition.

— Vous agirez comme bon vous semblera ; je vous laisse carte blanche.

Un vrai velours. Je craignais qu’il veuille me manipuler. Rien de plus désastral que ces gens qui posent le diagnostic au médecin pour lui expliquer la nature du mal à propos duquel ils l’ont mandé.

— Parfait. Vous voulez bien me fournir ses coordonnées ?

En homme économe, il ménage ses effets.

— Christian Bordeaux, lâche-t-il enfin.

Je bondis :

— Le comédien ?

— Soi-même.

J’en reste comme deux portions de flan, Christian Bordeaux, l’un des princes de la scène et de l’écran, l’une des valeurs les plus fermes après Delon et Belmondo. Du coup, mon sentiment de défiance s’évapore. Les acteurs sont gens superstitieux. Ils ont le goût du farfelu, du théâtral. Se faire assurer un milliard pour une journée, voilà qui est assez dans la ligne d’une vedette capricieuse et qui nourrit sa légende. L’épate, c’est de la promotion !

Je note l’adresse : Villa Montmorency. Le téléphone privé (la troisième ligne secrète du comédien, celle qui n’est encore connue que d’un millier de personnes).

— Je crois avoir lu que Bordeaux tourne un film présentement ? Aucune scène dangereuse n’est prévue pour le 2 juin, je suppose ?

— Absolument pas, nous nous sommes renseignés : il s’agit d’un sujet intimiste, plutôt osé, et qui ne met en péril que la moralité.

Il rit.

Ses dents ressemblent à un clavier d’accordéon, sauf que les touches d’un accordéon ne comportent pas de caries.

RETOUR À LA LONCHE

Inès m’annonce qu’elle va jouir, ce dont je me réjouis, car je commençais à fatiguer un peu du filet à force de donner ma langue au chat. De fait, elle remue comme de la pâte à pain dans son pétrin. C’est un beau mouvement, solide, généreux, ample. Qui radine du fond des âges. Le geste auguste du semeur, à côté, c’est perlimpimpette et consort. Elle a tout le bassin qu’aquitaine, Inès. Le pubis qui chavanne. Son souffle locomotive. Elle crie des mots, à courte voix nette et autoritaire. Me fait ses dernières recommandations avant de larguer les amarres, comme quoi faut pas que je baisse de régime, surtout. Et fouinasser du menton, vu que ma barbe en cette fin de noye, a quelque peu poussé, formant une sorte de râpe naturelle qui, habilement exploitée, peut créer des sensations secondaires. Faut savoir utiliser tous les accessoires, en amour : l’ingéniosité, c’est comme la poésie en littérature : on peut s’en passer, mais c’est dommage.

Elle met tous les réacteurs à fond de régime. Une très intense vibrance l’empare. Je sens qu’elle va décoller incessamment, prendre de l’altitude en piqué, foncer bien droit dans les nues apothéeuses. Et puis, merde, voilà t’il pas que le téléphone se met à sonner comme tous les alpages suisses en été ! Et pas le genre de carillon discret, style ronfleur. Non : le beau tocsin imparable. Même avec les feuilles nases on le perçoit, ne serait-ce que par ses vibrations sismiques. Chute en feuille morte de la dame. Retour au carburo. San-A. renfouille sa menteuse.

La gredine balance un soupir aussi intense qu’un dérapage contrôlé de cascadeur. Se dresse sur un coude.

— Bon Dieu de merde ! lâche-t-elle, et pourtant c’est pas son genre, les gros mots, Inès. Elle aurait tendance à rouler les subjonctifs, plutôt, et à concorder les participes. Langage châtié, si tu vois. Avec du vocabuloche surchoix qu’elle est pas allée puiser dans des trains de banlieue.

Elle referme ses jambes et décrit un superbe arc de cercle pour aller cueillir le bignou sur la table basse.

— J’écoute ?

Selon ce qu’il semble, s’agirait d’un certain Roland qui est complètement blindé dans un bar de Montparnoche et qui réclame le pont-levis pour venir finir la nuictée chez Inès. Il explique qu’il a un spleen fou et un braque de trois livres. Elle lui répond qu’il n’a qu’à prendre de l’alkaseltzer pour son spleen et à mettre son mandrin de côté pour une date ultérieure, vu qu’elle est en pleine bouillave avec un monsieur de qualité. L’autre la traite de pute. Inès se marre et raccroche.

— Vous n’auriez peut-être pas dû faire fi de sa proposition, dis-je.

— Pourquoi ?

— Parce qu’à franchement parler, je crois vous avoir fourni le meilleur de mes prestations et je ne vois pas votre avenir immédiat sous d’heureux auspices.

Elle me regarde là où il faut lorsqu’on veut mesurer la sincérité d’un monsieur, et devant la triste éloquence du spectacle, se perd dans de l’affliction.

— D’où vous vient cette méforme, mon cher ?

— Préoccupations professionnelles.

— Que diable, vous ne pourriez pas les laisser au vestiaire pour les y reprendre demain matin ?

— Les hommes sont incapables de se départir de leurs pensées quand celles-ci sont envoûtantes, douce Inès. Si vous saviez le nombre de coïts qui furent interrompus à cause d’une traite impayée…

La-dessus, le bigorneau reprend son gazouillis. C’est encore le Roland qui veut venir sonner de l’olifant sur le paillasson de ma belle déçue. À tout prix. Il est en plein rut, le veinard. Il toque son chibroque contre le combiné, pour appuyer ses dires, prouver qu’il ne se vante pas et qu’il a du répondant plein son calbard. Il peut payer cash, le voyou. Lui faire la toupie bretonne, à Inès, l’hélicoptère en patrouille, le perchoir à guenon, d’autres combines encore, très époustouflantes, et relevant (si je puis dire) du génie civil. Il brame si fort, au téléphone, que je l’entends comme si sa voix sortait du transistor à Inès. Il a l’éloquence du désir en folie, Roland. Malgré sa biture, il sait se monter convaincant. Il annonce un programme drôlement salé, le frelot. J’ai bonne mine avec ma rame à sorbets, mézigue !

Je peux la rouler sept fois dans ma bouche avant de le contrer. Beau joueur, je fais signe à la môme d’accepter. Une occase de cette ampleur, ce serait criminel de la laisser passer. En admettant même qu’il exagère, son pote, s’il accomplit le dixième de ce qu’il promet, il aura droit à la croix des braves et à une carte d’abonnement aux concerts Colonne.

Inès, qu’une très ténue pudeur retenait, cède à mes muettes instances.

— Tu crois que c’est raisonnable ? elle objecte.

Tu penses qu’il le croit, Roro. Il sent la victoire à portée de paf, le fougueux. Assure qu’il va s’employer à fond. Il limera jusqu’aux aurores, promis, juré. Pas de panne à redouter, quand il est un poil beurré, comme présentement, il atteint pas la reluisance avant plusieurs heures d’établi. Il garde son self-contrôle intact. Reste imperturbable du gnard, l’heureux mec. Et puis il dit que je peux rester, si ça ennuie Inès de m’évacuer en pleine nuit. Il réclame pas la tête des autres, lui. C’est un conciliant, Roland. Parti comme, il est capable de loncher devant un pote, car on va faire ami, ami, lui et moi, fatal, ayant des similitudes de goût. Si le cœur m’en dit, je pourrais même lui flatter les roustons en cours de prouesse, des fois que mes mœurs déraperaient sur la bordure. Il est pas sectaire. Il veut l’absolu contentement de tout un chacun. Il est pour le fade universel. La présence des autruis ne l’intimide pas. Il peut brosser devant les gens les plus intimidants : le Pape, Golda Meir, le général Bigeard, Canuet, Druon, Mme Soleil, le Pasteur Radot, Gérald Ford, Brigitte Bardot, même, pour te dire… Bon, alors c’est banco, le temps de sauter dans un sapin et il s’annonce. Inès peut se pomponner le frifri, c’est déjà parti pour lui. Il se déculottera dans l’ascenseur afin de gagner du temps. Elle devrait laisser la lourde ouverte, mettre son baigneur en position d’engouffrance dès l’entrée, qu’il la plombe recta, dans la foulée. Il aura l’hallebarde en main, parée pour l’estocade. Lui fera traverser l’appartement en trombe, bien embrochée, la chérie. Il lui chantera Sambre et Meuse pendant ce temps. Alors voilà, y’a plus qu’à l’attendre.