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En outre, pour porter à l’orgueil du poète un coup sensible, la duchesse et ses amis louèrent la totalité des places de l’hôtel de Bourgogne, ainsi d’ailleurs que celles de l’hôtel de Guénégaud, et cela pour les six premières représentations de chacune des deux Phèdre.

Mais ce n’était pas pour siffler Racine et la Champmeslé ou faire le moindre scandale que les places avaient été louées. Ce qu’avait trouvé Marie-Anne Mancini était bien plus perfide : le soir de la première, alors que le théâtre eût dû être comble, il ne vint personne. Les comédiens attendirent vainement leur public. Et il en fut ainsi les cinq soirs suivants, tandis que les amis de la duchesse s’entassaient à la Phèdre de Pradon et lui faisaient un succès.

Durant ces soirs sombres, la Champmeslé vit pleurer son ami pour la première fois.

— Les misérables, balbutiait-il, les mauvaises gens. Ils me le paieront… Oh oui.

— Le Roi te fera rendre justice, mon ami ; enfin, peut-être.

Entre les deux partis, la guerre éclata. On s’insulta à coups de libelles venimeux, on s’adressa des sonnets injurieux. On promit même à Racine des coups de bâton, et nul ne peut savoir jusqu’où se seraient portés les excès si le Grand Condé ne s’en était mêlé. Il s’entremit pour faire cesser la querelle, prit sous son égide toute-puissante le pauvre Racine et son ami Boileau-Despréaux, menacé lui aussi de la bastonnade, et tout rentra dans l’ordre.

Le soir où enfin un public impartial fut admis à l’hôtel de Bourgogne, la Champmeslé remporta le plus grand triomphe de sa vie. Elle avait été la plus merveilleuse, la plus bouleversante des Phèdres, et son souvenir devait à travers les siècles s’attacher à ce rôle, le plus difficile peut-être de tout le théâtre passé et présent.

Mais Racine était atteint en plein cœur, d’autant plus cruellement qu’il savait que Marie, si elle demeurait son amie, s’était détachée de lui amoureusement parlant. Il n’ignorait pas la passion naissante de la comédienne pour le comte de Clermont-Tonnerre. Comment l’aurait-il pu ? Durant la guerre des Sonnets, les amis de la duchesse de Bouillon avaient chanté partout :

 « À la plus tendre amour elle fut destinée

 Qui prit longtemps Racine dans son cœur

 Mais, par un insigne malheur

 Le Tonnerre est venu qui l’a déracinée… »

Il était las du monde, dégoûté du théâtre, et de plus, il avait fait sa paix avec Port-Royal. Le grand Arnauld, le fameux solitaire, et lui-même étaient tombés dans les bras l’un de l’autre en pleurant. Le poète n’aspirait plus qu’à retrouver la paix de la pieuse demeure. Un soir, il fit ses adieux à Marie.

— Nos chemins se séparent. Je ne crois pas que nous nous retrouverons.

Sincèrement émue, la comédienne avait les larmes aux yeux.

— Je te regretterai toujours, promit-elle.

Mais son cœur volage était pris ailleurs. Ses regrets ne devaient pas être bien longs. Elle n’eut même pas un pincement au cœur en apprenant le mariage de son ami, quelques mois plus tard, avec la timide, terne et pieuse Catherine de Romanet. Leurs routes, désormais, allaient suivre des voies séparées. Elle continuait à incarner ce théâtre dont Racine s’éloignait pour mieux soigner sa position à la Cour.

Racine ayant quitté le théâtre, en 1679, le couple Champmeslé entrait à l’hôtel de Guénégaud, dont ils prirent une grande partie des actions. Ils en avaient d’ailleurs gardé de l’hôtel de Bourgogne et quand, un an plus tard, les deux troupes fusionnèrent pour n’en faire plus qu’une, plus complète et plus riche, Charles et Marie furent les premiers sociétaires à part entière du théâtre qui venait de naître, l’un des plus illustres de tous les temps : la Comédie-Française.

Durant des années encore, Marie se dépensa sans compter au service d’un art qu’elle aimait passionnément. Sa santé s’altérait, les années venaient, mais elle voulait aller jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Et Racine, le tendre, l’ardent Racine qui l’avait tant aimée, écrivait méchamment : « Ce qui est le plus affligeant, c’est l’obstination que met cette malheureuse à renoncer à la comédie. »

De cette « malheureuse » cependant, Lulli disait à ses élèves : « Si vous voulez bien chanter ma musique, allez entendre la Champmeslé. »

Bientôt, pourtant, le corps vint à bout de l’esprit. Au début de 1698, totalement épuisée, Marie se retira dans sa petite maison d’Auteuil qui avait vu tant de fêtes joyeuses avec le fidèle Charles, le mari discret qui avait su être un si bon compagnon de route. Elle se savait perdue. Pourtant, elle résista jusqu’aux portes de la mort aux sollicitations de l’Église qui la pressait de signer le reniement du théâtre et de sa vie passée, que tout comédien devait signer s’il voulait être enterré chrétiennement. Cela lui semblait une lâcheté, un affreux déchirement. Ce ne fut qu’au tout dernier moment qu’elle se résigna et accepta de signer. Après quoi elle s’éteignit doucement. La Voix d’Or se tut pour toujours le 17 mai 1698. Elle avait cinquante-six ans.

Un mois après, Racine, dont décidément la pieuse retraite n’avait pas contribué à attendrir le jugement, écrivait à son fils :

« La Champmeslé est morte avec d’assez bons sentiments, après avoir renoncé à la comédie très repentante de sa vie passée, mais surtout fort affligée de mourir… », prouvant ainsi que l’on peut être un très grand poète et avoir fort peu de cœur.

Cette « affliction », il devait d’ailleurs l’éprouver lui-même fort peu de temps après. Le 21 avril 1699, moins d’un an après la Champmeslé, Racine à son tour quittait ce monde.