Выбрать главу

J’ai réglé nos consommations, et nous sommes sortis sur le boulevard Saint-Germain.

Ça faisait un bout de temps que je n’y avais pas déambulé. La dernière fois que j’étais venu à ce carrefour, il y avait moins de nègres, moins d’agitation, moins d’autos… Cette foule grondante me faisait un peu peur. Il me semblait impossible que les journaux du soir n’annoncent point des catastrophes au milieu de ce tohu-bohu.

Nous avons parcouru une centaine de mètres en direction de Saint-Michel.

— Ça n’a pas l’air d’aller trop mal, a-t-elle déclaré.

Je me suis arrêté.

— Quel est votre prénom ?

— Officiellement, je m’appelle Anne-Marie, mais officieusement on m’appelle Mina.

Le « on » m’a déplu. Je crois bien que j’étais déjà un peu jaloux. Mina ! Ç’aurait pu être ridicule, et pourtant j’ai trouvé que ça lui allait bien.

CHAPITRE IV

Le fils s’appelait Dominique et, lui non plus, ne correspondait pas à ce que j’attendais. Il ne ressemblait pas à sa mère. C’était un grand garçon trapu, avec une tignasse blonde coiffée avec un clou, des yeux sombres et joyeux, et une figure assez rude.

Il ne portait ni chemise à carreaux ni pantalon de velours, ni blouson de faux daim comme l’aurait exigé la tradition, mais une chemise de laine bleu roi, un pantalon noir et une élégante veste en poil de chameau. Il était très up to date avec, cependant, un petit côté je m’enfoutiste assez sympathique. J’avais redouté « l’enfant terrible » et j’avais l’agréable surprise de découvrir un être spontané mais très maître de soi.

Mina a fait les présentations et nous nous sommes regardés avec une vague défiance, comme deux boxeurs qui ne se sont encore jamais rencontrés.

Je lui ai tendu la main.

— Enchanté ! ai-je murmuré.

Lui aussi me détaillait.

— Ainsi, c’est vous l’ami de maman ? Elle m’a beaucoup parlé de vous, ces derniers jours…

Mina a rougi et a fui mon regard. C’était peut-être stupide, mais j’ai été heureux qu’elle ait parlé abondamment de moi sans me connaître…

— Alors, comme ça, vous revenez d’Afrique ?

— Comme ça, oui.

— Ça vaut le coup ?

— À quel point de vue ?

— Pour un peintre ?

— Oh non : trop de couleurs vives… Et c’est signé Dieu, vous comprenez ! Van Gogh a l’air d’avoir peint des brumes à côté de ça…

Il a éclaté de rire.

— Vous aimez la peinture ?

— Ça dépend… Il faut qu’elle me plaise. Toutes les bonnes toiles ne m’émeuvent pas fatalement.

— Je vous montrerai les miennes…

— J’en serai ravi.

Nous sommes allés dîner dans un grand restaurant des Champs-Élysées. C’est Dominique qui a fait les frais de la conversation. Moi, je me contentais de lui donner la réplique et sa mère de nous écouter. Ils étaient assis côte à côte et formaient un couple plus fraternel que filial.

Il a parlé peinture, naturellement, mais sans se prendre pour le grand maître en puissance.

Par instants, je perdais le fil de la conversation pour songer à la situation. La vie, décidément, ménage de curieux moments. J’étais dans ce grand restaurant en compagnie d’une femme que je ne connaissais pas le matin et d’un garçon qui me révélait l’influence de Braque sur l’école moderne. Et le plus drôle, c’est que je songeais sérieusement à épouser cette femme et à devenir le beau-père de ce grand type blond.

J’ai été tiré de ma rêverie par le silence qui venait de s’établir. Dominique me regardait en souriant.

— Vous pensez à autre chose ? a-t-il remarqué sur un ton de reproche.

— C’est vrai, excusez-moi. Je…

— Vous ?

J’ai regardé la femme aux cheveux gris. Son regard mauve embusqué derrière les lunettes scintillantes ne me quittait pas.

— Il faut que vous le sachiez tout de suite, Dominique, j’ai l’intention d’épouser votre mère si elle y consent…

Il a cessé de sourire. Il est demeuré un instant immobile. Puis il a tourné la tête vers Mina.

— C’est vrai ?

Elle n’a pas cessé de me fixer. Elle devait interpréter ma brutale déclaration comme un coup de force et elle y faisait front.

— Oui, Dominique, c’est vrai.

Quelque chose s’est mis à carillonner au tréfonds de moi-même. Une sonnerie d’alerte. Je crois que c’était mon individu tout entier qui s’insurgeait.

Dominique a fini son verre de bourgogne. Il sentait que nous guettions ses réactions et cette attention le gênait.

— Eh bien, quoi, a-t-il bougonné, ne me regardez pas comme ça. On dirait que vous attendez mon consentement.

J’ai hoché la tête.

— Mais… nous l’attendons !

— Pas possible ! Je crois qu’il y a erreur, je ne suis pas son père, mais son fils.

— Justement, on peut passer outre le consentement d’un père, Dominique, mais pas celui d’un fils !

— Oh là là ! que de grands mots pour me faire comprendre que ma mère est une femme. Bon, d’accord, mariez-vous, soyez heureux et faites-moi une tripotée de petites sœurs.

Mina s’est simplement tournée face à son fils. Il s’est interrompu et a rougi. Puis il a balbutié :

— C’est la surprise, tu comprends ?

— Oui, je comprends…

— Tu m’as élevé, tu as gâché ta vie pour ça, m’man… Non, ne proteste pas, je me rends bien compte. Tu as été exemplaire… C’est normal que tu penses un peu à toi maintenant, d’autant plus que tu es encore jeune et bien roulée…

— Oh ! Dominique ! a-t-elle protesté.

— Mais si, n’est-ce pas, monsieur Dutraz…

J’ai éclaté de rire.

Et c’est de cette façon que tout a été conclu. Le même soir, nous avons convenu de la date et, trois semaines plus tard, je l’ai épousée à la mairie du 10e arrondissement.

*

Entre-temps, elle n’avait pas voulu venir à Ronchieu.

— Je n’épouse pas un pays, non plus qu’une maison, mais un homme, me répondait-elle lorsque je lui proposais de visiter ma propriété. Si vous le voulez bien, Paul, ce sera notre voyage de noces.

Ça l’a été, en effet. Nous nous sommes mariés un matin, en prenant comme témoins les employés de la mairie. Dominique avait préféré ne pas assister à la cérémonie. Il était parti la veille pour un voyage en Italie avec des camarades et il avait promis de venir nous voir à son retour.

Je redoutais que son absence attristât Mina, mais au contraire, j’ai vu qu’elle la soulageait. Elle semblait surexcitée et, au sortir de la mairie, m’a demandé que nous prenions tout de suite la route.

Quand elle s’est trouvée à mes côtés, dans l’auto, j’étais dans l’état d’esprit du type qui, pour crâner, a pris place dans une fusée intersidérale. J’avais une femme légitime désormais et il venait de se passer quelque chose de très important dans ma petite vie égoïste.

Mina avait, l’avant-veille, expédié une malle d’effets chez moi. Elle tenait à laisser les meubles de leur petit appartement à son fils et franchement je ne demandais pas mieux. J’entendais l’entourer le moins possible d’objets pouvant lui rappeler son passé.

Il m’était arrivé, bien sûr, de faire des escapades avec une femme. Ça ne m’avait amusé que jusqu’au moment psychologique. Ensuite, j’avais toujours été pris de panique à l’idée de rester encore en présence de ma complice ; chaque fois, je m’étais arrangé pour trouver une excuse me permettant d’écourter le voyage.