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Bien entendu se pose la question de la cause originelle. D’où venait ma cancrerie ? Enfant de bourgeoisie d’État, issu d’une famille aimante, sans conflit, entouré d’adultes responsables qui m’aidaient à faire mes devoirs… Père polytechnicien, mère au foyer, pas de divorce, pas d’alcooliques, pas de caractériels, pas de tares héréditaires, trois frères bacheliers (des matheux, bientôt deux ingénieurs et un officier), rythme familial régulier, nourriture saine, bibliothèque à la maison, culture ambiante conforme au milieu et à l’époque (père et mère nés avant 1914) : peinture jusqu’aux impressionnistes, poésie jusqu’à Mallarmé, musique jusqu’à Debussy, romans russes, l’inévitable période Teilhard de Chardin, Joyce et Cioran pour toute audace… Propos de table calmes, rieurs et cultivés.

Et pourtant, un cancre.

Pas d’explication non plus à tirer de l’historique familial. C’est une progression sociale en trois générations grâce à l’école laïque, gratuite et obligatoire, ascension républicaine en somme, victoire à la Jules Ferry… Un autre Jules, l’oncle de mon père, l’Oncle, Jules Pennacchioni, mena au certificat d’études les enfants de Guargualé et de Pila-Canale, les villages corses de la famille ; on lui doit des générations d’instituteurs, de facteurs, de gendarmes, et autres fonctionnaires de la France coloniale ou métropolitaine… (peut-être aussi quelques bandits, mais il en aura fait des lecteurs). L’Oncle, dit-on, faisait faire des dictées et des exercices de calcul à tout le monde et en toutes circonstances ; on dit aussi qu’il allait jusqu’à enlever les enfants que leurs parents obligeaient à sécher l’école pendant la cueillette des châtaignes. Il les récupérait dans le maquis, les ramenait chez lui et prévenait le père esclavagiste :

— Je te rendrai ton garçon quand il aura son certificat !

Si c’est une légende, je l’aime. Je ne crois pas qu’on puisse concevoir autrement le métier de professeur. Tout le mal qu’on dit de l’école nous cache le nombre d’enfants qu’elle a sauvés des tares, des préjugés, de la morgue, de l’ignorance, de la bêtise, de la cupidité, de l’immobilité ou du fatalisme des familles.

Tel était l’Oncle.

Pourtant, trois générations plus tard, moi, le cancre !

La honte de l’Oncle, s’il avait su… Par bonheur, il mourut avant de me voir naître.

Non seulement mes antécédents m’interdisaient toute cancrerie mais, dernier représentant d’une lignée de plus en plus diplômée, j’étais socialement programmé pour devenir le fleuron de la famille : polytechnicien ou normalien, énarque évidemment, la Cour des comptes, un ministère, va savoir… On ne pouvait espérer moins. Là-dessus, un mariage efficace et la mise au monde d’enfants destinés dès le berceau à la taupe de Louis-le-Grand et propulsés vers le trône de l’Élysée ou la direction d’un consortium mondial de la cosmétique. La routine du darwinisme social, la reproduction des élites… Eh bien non, un cancre.

Un cancre sans fondement historique, sans raison sociologique, sans désamour : un cancre en soi. Un cancre étalon. Une unité de mesure.

Pourquoi ?

La réponse gît peut-être dans le cabinet des psychologues, mais ce n’était pas encore l’époque du psychologue scolaire envisagé comme substitut familial. On faisait avec les moyens du bord.

Bernard, de son côté, proposait son explication :

— À six ans, tu es tombé dans la poubelle municipale de Djibouti.

— Six ans ? L’année du a ?

— Oui. C’était une décharge à ciel ouvert, en fait. Tu y es tombé du haut d’un mur. Je ne me rappelle pas combien de temps tu y as macéré. Tu avais disparu, on te cherchait partout, et tu te débattais là-dedans sous un soleil qui devait avoisiner les soixante degrés. Je préfère ne pas imaginer à quoi ça ressemblait.

L’image de la poubelle, tout compte fait, convient assez à ce sentiment de déchet que ressent l’élève perdu pour l’école. « Poubelle » est d’ailleurs un terme que j’ai entendu prononcer plusieurs fois pour qualifier ces boîtes privées hors contrat qui acceptent (à quel prix ?) de recueillir les rebuts du collège. J’y ai vécu de la cinquième à la première, pensionnaire. Et parmi tous les professeurs que j’y ai subis, quatre m’ont sauvé.

— Quand on t’a sorti de ce tas d’ordures, tu as fait une septicémie ; on t’a piqué à la pénicilline pendant des mois. Ça te faisait un mal de chien, tu mourais de trouille. Quand l’infirmier se pointait on passait des heures à te chercher dans la maison. Un jour tu t’es caché dans une armoire qui t’est tombée dessus.

Peur de la piqûre, voilà une métaphore parlante : toute ma scolarité passée à fuir des professeurs envisagés comme des Diafoirus armés de seringues gigantesques et chargés de m’inoculer cette brûlure épaisse, la pénicilline des années cinquante — dont je me souviens très bien —, une sorte de plomb fondu qu’ils injectaient dans un corps d’enfant.

En tout cas, oui, la peur fut bel et bien la grande affaire de ma scolarité ; son verrou. Et l’urgence du professeur que je devins fut de soigner la peur de mes plus mauvais élèves pour faire sauter ce verrou, que le savoir ait une chance de passer.

6

Je fais un rêve. Pas un rêve d’enfant, un rêve d’aujourd’hui, pendant que j’écris ce livre. Juste après le chapitre précédent, à vrai dire. Je suis assis, en pyjama, au bord de mon lit. De gros chiffres en plastique, comme ceux avec lesquels jouent les petits enfants, sont éparpillés sur le tapis, devant moi. Je dois « mettre ces chiffres en ordre ». C’est l’énoncé. L’opération me paraît facile, je suis content. Je me penche et tends les bras vers ces chiffres. Et je m’aperçois que mes mains ont disparu. Il n’y a plus de mains au bout de mon pyjama. Mes manches sont vides. Ce n’est pas la disparition de mes mains qui m’affole, c’est de ne pas pouvoir atteindre ces chiffres pour les mettre en ordre. Ce que j’aurais su faire.

7

Pourtant, extérieurement, sans être agité, j’étais un enfant vif et joueur. Habile aux billes et aux osselets, imbattable au ballon prisonnier, champion du monde de polochon, je jouais. Plutôt bavard et rieur, farceur même, je me faisais des amis à tous les étages de la classe, des cancres certes, mais des têtes de série aussi — je n’avais pas de préjugés. Plus que tout, certains professeurs me reprochaient cette gaieté. C’était ajouter l’insolence à la nullité. La moindre des politesses, pour un cancre, c’est d’être discret : mort-né serait l’idéal. Seulement, ma vitalité m’était vitale, si je puis dire. Le jeu me sauvait du chagrin qui m’envahissait dès que je retombais dans ma honte solitaire. Mon Dieu, cette solitude du cancre dans la honte de ne jamais faire ce qu’il faut ! Et cette envie de fuir… J’ai ressenti très tôt l’envie de fuir. Pour où ? Assez confus. Fuir de moi-même, disons, et pourtant en moi-même. Mais un moi qui aurait été acceptable par les autres. C’est sans doute à cette envie de fuir que je dois l’étrange écriture qui précéda mon écriture. Au lieu de former les lettres de l’alphabet, je dessinais des petits bonshommes qui s’enfuyaient en marge pour s’y constituer en bande. Je m’appliquais, pourtant, au début, j’ourlais mes lettres tant bien que mal, mais peu à peu les lettres se métamorphosaient d’elles-mêmes en ces petits êtres sautillants et joyeux qui s’en allaient folâtrer ailleurs, idéogrammes de mon besoin de vivre :

Aujourd’hui encore j’utilise ces bonshommes dans mes dédicaces. Ils me sont précieux pour couper à la recherche de la platitude distinguée qu’on se doit d’écrire sur la page de garde des services de presse. C’est la bande de mon enfance, je lui reste fidèle.