Dans cette chambre, dans une rue du quartier chinois, elle a perdu la notion du temps. Elle était égarée, hagarde. Le monde entier l’avait oubliée. Elle dormait pendant des heures et se réveillait les yeux gonflés et la tête douloureuse, malgré le froid qui sévissait dans la pièce. Elle ne sortait qu’en cas d’extrême nécessité, quand la faim devenait trop insistante. Elle marchait dans la rue comme dans un décor de cinéma dont elle aurait été absente, spectatrice invisible du mouvement des hommes. Tout le monde semblait avoir quelque part où aller.
La solitude agissait comme une drogue dont elle n’était pas sûre de vouloir se passer. Louise errait dans la rue, ahurie, les yeux ouverts au point de lui faire mal. Dans sa solitude, elle s’est mise à voir les gens. À les voir vraiment. L’existence des autres devenait palpable, vibrante, plus réelle que jamais. Elle observait jusque dans les moindres détails les gestes des couples assis aux terrasses. Les regards en biais des vieillards à l’abandon. Les minauderies des étudiantes qui faisaient semblant de réviser, assises sur le dossier d’un banc. Sur les places, à la sortie d’une station de métro, elle reconnaissait l’étrange parade de ceux qui s’impatientent. Elle attendait avec eux l’arrivée d’un rendez-vous. Chaque jour, elle rencontrait des compagnons en folie, parleurs solitaires, déments, clochards.
La ville, à cette époque, était peuplée de fous.
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L’hiver s’installe, les jours se ressemblent. Novembre est pluvieux et glacé. Dehors, les trottoirs sont couverts de verglas. Impossible de sortir. Louise essaie de distraire les enfants. Elle invente des jeux, elle chante des chansons. Ils construisent une maison en carton. Mais la journée paraît interminable. Adam a de la fièvre et il n’a pas cessé de gémir. Louise le tient dans ses bras, elle le berce pendant près d’une heure, jusqu’à ce qu’il s’endorme. Mila, qui tourne en rond dans le salon, devient nerveuse elle aussi.
« Viens là », lui dit Louise. Mila s’approche et la nounou sort de son sac la petite trousse blanche dont l’enfant a si souvent rêvé. Mila trouve que Louise est la plus belle des femmes. Elle ressemble à cette hôtesse de l’air, blonde et très apprêtée, qui lui avait offert des bonbons lors d’un vol pour Nice. Louise a beau s’agiter toute la journée, faire la vaisselle et courir de l’école à la maison, elle est toujours parfaite. Ses cheveux sont soigneusement tirés en arrière. Son mascara noir, dont elle applique au moins trois couches épaisses, lui fait un regard de poupée ébahie. Et puis, il y a ses mains, douces et qui sentent les fleurs. Ses mains sur lesquelles jamais le vernis ne s’écaille.
Louise, parfois, se refait les ongles devant Mila et la petite respire, les yeux fermés, l’odeur du dissolvant et celle du vernis à ongles bon marché que la nounou étale d’un geste vif, sans jamais dépasser. Fascinée, l’enfant la regarde agiter les mains en l’air et souffler sur ses doigts.
Si Mila accepte les baisers de Louise, c’est pour sentir l’odeur de talc sur ses joues, pour voir de plus près les paillettes qui brillent sur ses paupières. Elle aime l’observer quand elle applique son rouge à lèvres. D’une main, Louise tient devant elle un miroir, toujours immaculé, et elle étire sa bouche dans une grimace étrange que Mila reproduit ensuite dans la salle de bains.
Louise fouille dans la trousse. Elle prend les mains de la petite fille et enduit ses paumes de crème à la rose qu’elle extrait d’un pot minuscule. « Ça sent bon, non ? » Elle pose, sous les yeux ébahis de l’enfant, du vernis sur ses petits ongles. Un vernis rose et vulgaire, qui sent très fort l’acétone. Cette odeur, pour Mila, est celle de la féminité.
« Enlève tes chaussettes, tu veux ? » Et sur les doigts de pied potelés, à peine sortis de l’enfance, elle étale le vernis. Louise vide le contenu de la trousse sur la table. Une poussière orange et une odeur de talc se répandent. Mila est prise d’un rire de jubilation. Louise à présent met du rouge à lèvres, du fard à paupières bleu à l’enfant et, sur ses pommettes, une pâte orangée. Elle lui fait baisser la tête et elle crêpe ses cheveux, trop raides et trop fins, jusqu’à en faire une crinière.
Elles rient tellement qu’elles n’entendent pas Paul qui referme la porte et entre dans le salon. Mila sourit, la bouche ouverte, les bras écartés.
« Regarde, papa. Regarde ce que Louise a fait ! »
Paul la fixe. Lui qui était si heureux de rentrer plus tôt, si content de voir ses enfants, a un haut-le-cœur. Il a l’impression d’avoir surpris un spectacle sordide ou malsain. Sa fille, sa toute petite, ressemble à un travesti, à une chanteuse de cabaret démodée, finie, abîmée. Il n’en revient pas. Il est furieux, hors de lui. Il déteste Louise de lui avoir imposé ce spectacle. Mila, son ange, sa libellule bleue, est aussi laide qu’un animal de foire, aussi ridicule que le chien qu’une vieille dame hystérique aurait habillé pour sa promenade.
« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce qui vous a pris ? » Paul hurle. Il attrape Mila par le bras et il la hisse sur un tabouret dans la salle de bains. Il essuie le maquillage sur son visage. La petite hurle : « Tu me fais mal. » Elle sanglote et le rouge ne fait que s’étaler, plus collant, plus visqueux, sur la peau diaphane de l’enfant. Il a l’impression de la défigurer toujours plus, de la salir et sa colère grandit.
« Louise, je vous préviens, je ne veux plus jamais voir ça. Ce genre de chose me fait horreur. Je n’ai pas l’intention d’enseigner une telle vulgarité à ma fille. Elle est beaucoup trop petite pour être déguisée en… Vous voyez ce que je veux dire. »
Louise est restée debout, à l’entrée de la salle de bains, Adam dans les bras. Malgré les cris de son père, malgré l’agitation, le bébé ne pleure pas. Il pose sur Paul un regard dur, méfiant, comme s’il lui signifiait qu’il avait choisi son camp, celui de Louise. La nounou écoute Paul. Elle ne baisse pas les yeux, elle ne s’excuse pas.
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Stéphanie pourrait être morte. Louise y pense parfois. Elle aurait pu l’empêcher de vivre. L’étouffer dans l’œuf. Personne ne s’en serait rendu compte. On n’aurait pas eu à cœur de le lui reprocher. Si elle l’avait éliminée, la société lui en serait peut-être même reconnaissante aujourd’hui. Elle aurait fait preuve de civisme, de lucidité.
Louise avait vingt-cinq ans et elle s’était réveillée un matin, les seins lourds et douloureux. Une tristesse nouvelle s’était immiscée entre elle et le monde. Elle sentait bien que ça n’allait pas. Elle travaillait alors chez M. Franck, un peintre qui vivait avec sa mère, dans un hôtel particulier du quatorzième arrondissement. Louise ne comprenait pas grand-chose aux œuvres de M. Franck. Dans le salon, sur les murs du couloir et des chambres, elle s’arrêtait devant les immenses portraits de femmes défigurées, les corps perclus de douleurs ou paralysés par l’extase qui avaient fait la notoriété du peintre. Louise n’aurait pas su dire si elle les trouvait beaux, mais elle les aimait.
Geneviève, la mère de M. Franck, s’était fracturé le col du fémur en descendant d’un train. Elle ne pouvait plus marcher et sur le quai, elle avait perdu la raison. Elle vivait couchée, nue la plupart du temps, dans une chambre claire au rez-de-chaussée. Il était si difficile de l’habiller, elle se débattait avec une telle férocité, qu’on se contentait de l’allonger sur une couche ouverte, les seins et le sexe à la vue de tous. Le spectacle de ce corps à l’abandon était effroyable.