M. Franck avait commencé par embaucher des infirmières qualifiées et très chères. Mais celles-ci se plaignaient des caprices de la vieille. Elles l’assommaient de médicaments. Le fils les trouvait froides et brutales. Il rêvait pour sa mère d’une amie, d’une nourrice, d’une femme tendre qui écouterait ses délires sans lever les yeux au ciel, sans soupirer. Louise était jeune, certes, mais elle l’avait impressionné par sa force physique. Le premier jour, elle était entrée dans la chambre et elle avait, à elle seule, réussi à soulever le corps lourd comme une dalle. Elle l’avait nettoyé, en parlant sans cesse, et Geneviève pour une fois n’avait pas crié.
Louise dormait avec la vieille. Elle la lavait. Elle l’écoutait délirer la nuit. Comme les nourrissons, Geneviève craignait le crépuscule. Les lumières faiblissantes, les ombres, les silences la faisaient hurler de peur. Elle avait des terreurs vespérales. Elle suppliait sa mère, morte depuis quarante ans, de venir la chercher. Louise, qui dormait à côté du lit médicalisé, tentait de la raisonner. La vieille lui crachait des insultes, la traitait de pute, de chienne, de bâtarde. Parfois, elle essayait de la frapper.
Puis, Louise s’est mise à dormir plus profondément que jamais. Les cris de Geneviève ne la dérangeaient plus. Bientôt, elle n’a plus été capable de retourner la vieille ou de l’installer sur son fauteuil roulant. Ses bras étaient comme atrophiés, son dos lui faisait affreusement mal. Un après-midi, alors que la nuit était déjà tombée et que Geneviève marmonnait des prières déchirantes, Louise est montée dans l’atelier de M. Franck pour lui expliquer la situation. Le peintre est entré dans une rage que Louise n’avait pas prévue. Il a fermé la porte violemment et s’est approché d’elle, plantant ses yeux gris dans les siens. Elle a cru, un instant, qu’il allait lui faire du mal. Et il s’est mis à rire.
« Louise, quand on est comme vous, célibataire, et qu’on gagne à peine sa vie, on ne fait pas d’enfants. Pour vous dire tout à fait mon sentiment, je trouve que vous êtes complètement irresponsable. Vous arrivez avec vos yeux ronds et votre sourire bête, pour m’annoncer ça. Et vous voudriez quoi, encore ? Qu’on ouvre le champagne ? » Il faisait les cent pas dans la grande pièce, au milieu des toiles inachevées, les mains derrière le dos. « Vous pensez que c’est une bonne nouvelle ? Vous n’avez donc aucune jugeote ? Je vais vous dire : vous avez de la chance d’être tombée sur un employeur comme moi, qui essaie de vous aider à améliorer votre situation. J’en connais qui vous auraient mise dehors, et plus vite que ça. Je vous confie ma mère, qui est la personne qui compte le plus au monde pour moi, et je m’aperçois que vous êtes complètement écervelée, incapable de bon sens. Je me fiche de ce que vous faites de vos soirées libres. Vos mœurs légères ne me regardent pas. Mais la vie, ce n’est pas une fête. Qu’est-ce que vous feriez d’un bébé ? »
En réalité, M. Franck ne se fichait pas de ce que Louise faisait le samedi soir. Il s’est mis à lui poser des questions, de plus en plus insistantes. Il avait envie de la secouer, de lui donner des gifles pour qu’elle avoue. Qu’elle lui raconte ce qu’elle faisait lorsqu’elle n’était pas là, sous ses yeux, au chevet de Geneviève. Il voulait savoir de quelles caresses cet enfant était né, dans quel lit Louise s’était abandonnée au plaisir, à la luxure, au rire. Il lui demandait sans cesse qui était le père, à quoi il ressemblait, où elle l’avait rencontré et ce qu’il avait l’intention de faire. Mais Louise, invariablement, répondait à ses questions en disant : « C’est personne. »
M. Franck a tout pris en main. Il a dit qu’il l’emmènerait lui-même chez le médecin et qu’il l’attendrait pendant l’intervention. Il lui a même promis qu’une fois que ce serait fini il lui ferait signer un contrat en bonne et due forme, qu’il lui verserait de l’argent sur un compte en banque à son nom et qu’elle aurait droit à des congés payés.
Le jour de l’opération, Louise ne s’est pas réveillée et elle a raté le rendez-vous. Stéphanie s’est imposée, creusant en elle, l’étirant, déchirant sa jeunesse. Elle a germé comme un champignon sur un bois humide. Louise n’est pas retournée chez M. Franck. Elle n’a jamais revu la vieille.
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Enfermée dans l’appartement des Massé, elle a parfois l’impression de devenir folle. Depuis quelques jours, des plaques rouges sont apparues sur ses joues et sur ses poignets. Louise est obligée de mettre ses mains et son visage sous l’eau glacée pour apaiser la sensation de brûlure qui la dévore. Pendant ces longues journées d’hiver, un sentiment de solitude immense l’étreint. En proie à la panique, elle sort de l’appartement, ferme la porte derrière elle, affronte le froid et emmène les enfants au square.
Les squares, les après-midi d’hiver. Le crachin balaie les feuilles mortes. Le gravier glacé colle aux genoux des petits. Sur les bancs, dans les allées discrètes, on croise ceux dont le monde ne veut plus. Ils fuient les appartements exigus, les salons tristes, les fauteuils creusés par l’inactivité et l’ennui. Ils préfèrent grelotter en plein air, le dos rond, les bras croisés. À 16 heures, les journées oisives paraissent interminables. C’est au milieu de l’après-midi que l’on perçoit le temps gâché, que l’on s’inquiète de la soirée à venir. À cette heure, on a honte de ne servir à rien.
Les squares, les après-midi d’hiver, sont hantés par les vagabonds, les clochards, les chômeurs et les vieux, les malades, les errants, les précaires. Ceux qui ne travaillent pas, ceux qui ne produisent rien. Ceux qui ne font pas d’argent. Au printemps, bien sûr, les amoureux reviennent, les couples clandestins trouvent un domicile sous les tilleuls, dans les alcôves fleuries, les touristes photographient les statues. L’hiver, c’est autre chose.
Autour du toboggan glacé, il y a les nounous et leur armée d’enfants. Enveloppés dans des doudounes qui les empêchent, les bambins courent comme de grosses poupées japonaises, le nez dégoulinant de morve, les doigts violets. Ils soufflent de la fumée blanche et s’en émerveillent. Dans les poussettes, les bébés harnachés contemplent leurs aînés. Peut-être certains en éprouvent-ils de la mélancolie, de l’impatience. Ils ont hâte sans doute de pouvoir se réchauffer en grimpant sur le portique en bois. Ils piaffent à l’idée d’échapper à la surveillance des femmes qui les rattrapent d’une main sûre ou brutale, douce ou excédée. Des femmes en boubous dans l’hiver glacial.
Il y a les mères aussi, les mères au regard vague. Celle qu’un accouchement récent retient à la lisière du monde et qui, sur ce banc, sent le poids de son ventre encore flasque. Elle porte son corps de douleur et de sécrétions, son corps qui sent le lait aigre et le sang. Cette chair qu’elle traîne et à qui elle n’offre ni soin ni repos. Il y a les mères souriantes, radieuses, les mères si rares, que tous les enfants couvent des yeux. Celles qui n’ont pas dit au revoir ce matin, qui ne les ont pas laissés dans les bras d’une autre. Celles qu’un jour de congé exceptionnel a poussées là et qui profitent avec un enthousiasme étrange de cette banale journée d’hiver au parc.
Les hommes, il y en a, mais plus près des bancs du square, plus près du bac à sable, plus près des bambins, les femmes forment un mur compact, une défense infranchissable. On se méfie des hommes qui serrent, de ceux qui s’intéressent à ce monde de bonnes femmes. On chasse ceux qui sourient aux enfants, qui regardent leurs joues replètes et leurs petites jambes. Les grands-mères le déplorent : « Avec tous les pédophiles qu’il y a aujourd’hui. De mon temps, ça n’existait pas. »