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Louise ne quitte pas Mila des yeux. La petite fille court, du toboggan à la balançoire. Elle ne s’arrête jamais pour ne pas laisser de prise au froid. Ses gants sont trempés et elle les essuie en les frottant contre son manteau rose. Adam dort dans sa poussette. Louise l’a enroulé dans une couverture et elle caresse doucement la peau de sa nuque, entre le pull et le bonnet de laine. Un soleil glacial, à l’éclat métallique, lui fait plisser les yeux.

« Tu en veux ? »

Une jeune femme s’est assise à côté d’elle, les jambes écartées. Elle lui tend une petite boîte où s’agglutinent des gâteaux au miel. Louise la regarde. Elle n’a pas plus de vingt-cinq ans et elle sourit d’une manière un peu vulgaire. Ses longs cheveux noirs sont sales et pas coiffés, mais on devine qu’elle pourrait être jolie. Attirante en tout cas. Elle a des rondeurs sensuelles, un peu de ventre et des cuisses épaisses. Elle mâche son gâteau la bouche ouverte et suce bruyamment ses doigts couverts de miel.

« Merci. » Louise refuse le gâteau d’un signe de la main.

« Chez nous, on propose toujours à manger aux inconnus. Il n’y a qu’ici que j’ai vu des gens manger tout seuls. » Un garçon d’environ quatre ans s’approche de la jeune femme et elle lui enfonce un gâteau dans la bouche. Le petit garçon rit.

« C’est bon pour toi, lui dit-elle. C’est un secret, d’accord ? On ne dit rien à ta mère. »

Le petit garçon s’appelle Alphonse et Mila aime jouer avec lui. Louise vient au square tous les jours et tous les jours elle refuse les pâtisseries grasses que lui propose Wafa. Elle interdit à Mila d’en manger mais Wafa ne se formalise pas. La jeune femme est très bavarde et sur le banc, les fesses collées à Louise, elle lui raconte sa vie. Elle parle surtout des hommes.

Wafa fait penser à une espèce de gros félin peu subtil mais très débrouillard. Elle n’a pas encore de papiers et ne semble pas s’en inquiéter. Elle est arrivée en France grâce à un vieil homme à qui elle prodiguait des massages, dans un hôtel louche de Casablanca. L’homme s’est attaché à ses mains, si douces, puis à sa bouche et à ses fesses et, enfin, à tout ce corps qu’elle lui a offert, suivant ainsi son instinct et les conseils de sa mère. Le vieillard l’a emmenée à Paris, où il vivait dans un appartement minable et où il touchait de l’argent de l’État. « Il a eu peur que je tombe enceinte et ses enfants l’ont poussé à me mettre dehors. Mais le vieux, il aurait bien voulu que je reste. »

Face à Louise et à son silence, Wafa parle comme on se confie à un prêtre ou à la police. Elle lui raconte les détails d’une vie qui ne sera jamais consignée. Après le départ de chez le vieux, elle a été recueillie par une fille qui l’a inscrite sur des sites de rencontres pour jeunes femmes musulmanes et sans papiers. Un soir, un homme lui a donné rendez-vous dans un McDo de banlieue. Le type l’a trouvée belle. Il lui a fait des avances. Il a même essayé de la violer. Elle a réussi à le calmer. Ils se sont mis à parler d’argent. Youssef a accepté de l’épouser pour vingt mille euros. « C’est pas cher payé pour des papiers français », a-t-il expliqué.

Elle a trouvé ce travail, une aubaine, chez un couple franco-américain. Ils la traitent bien même s’ils sont très exigeants. Ils lui ont loué une chambre de bonne à cent mètres de chez eux. « Ils paient le loyer mais en échange, je ne peux jamais leur dire non. »

« Je l’adore, ce gosse », dit-elle en dévorant Alphonse des yeux. Louise et Wafa se taisent. Un vent glacé balaie le square et elles savent qu’il faudra bientôt s’en aller. « Ce pauvre petit. Regarde-le, il arrive à peine à bouger tellement je l’ai habillé. S’il attrape froid sa mère va me tuer. »

Wafa a peur, parfois, de vieillir dans un de ces parcs. De sentir ses genoux craquer sur ces vieux bancs gelés, de n’avoir même plus la force de soulever un enfant. Alphonse va grandir. Il ne remettra plus les pieds dans un square, un après-midi d’hiver. Il ira au soleil. Il prendra des vacances. Peut-être même qu’un jour il dormira dans une des chambres du Grand Hôtel, où elle massait les hommes. Lui, qu’elle a élevé, il se fera servir par une de ses sœurs ou un de ses cousins, sur la terrasse pavée de carreaux jaunes et bleus.

« Tu vois, tout se retourne et tout s’inverse. Son enfance et ma vieillesse. Ma jeunesse et sa vie d’homme. Le destin est vicieux comme un reptile, il s’arrange toujours pour nous pousser du mauvais côté de la rampe. »

La pluie tombe. Il faut rentrer.

Pour Paul et Myriam, l’hiver file à toute vitesse. Pendant ces quelques semaines, le couple se voit peu. Ils se croisent dans leur lit, l’un rejoignant l’autre dans le sommeil. Ils collent leurs pieds sous les draps, se font des baisers dans le cou et rient d’entendre l’autre grommeler comme un animal dont on perturbe le sommeil. Ils s’appellent dans la journée, se laissent des messages. Myriam écrit des post-it amoureux qu’elle colle sur le miroir de la salle de bains. Paul lui envoie, en pleine nuit, des vidéos de ses séances de répétition.

La vie est devenue une succession de tâches, d’engagements à remplir, de rendez-vous à ne pas manquer. Myriam et Paul sont débordés. Ils aiment à le répéter comme si cet épuisement était le signe avant-coureur de la réussite. Leur vie déborde, il y a à peine la place pour le sommeil, aucune pour la contemplation. Ils courent d’un lieu à un autre, changent de chaussures dans les taxis, prennent des verres avec des gens importants pour leurs carrières. À eux deux, ils deviennent les patrons d’une entreprise qui tourne, qui a des objectifs clairs, des entrées d’argent et des charges.

Partout dans la maison on trouve les listes que Myriam écrit, sur une serviette en papier, un post-it ou sur la dernière page d’un livre. Elle passe son temps à les chercher. Elle craint de les jeter comme si cela risquait de lui faire perdre le fil des tâches à accomplir. Elle en a gardé de très anciennes et elle les relit avec d’autant plus de nostalgie qu’elle ne sait plus, parfois, à quoi ces notes obscures correspondent.

— Pharmacie

— Raconter à Mila l’histoire de Nils

— Réservations pour la Grèce

— Rappeler M.

— Relire toutes mes notes

— Retourner voir cette vitrine. Acheter la robe ?

— Relire Maupassant

— Lui faire une surprise ?

Paul est heureux. Sa vie, pour une fois, lui semble à la hauteur de son appétit, de son énergie folle, de sa joie de vivre. Lui, le garçon qui a poussé au grand air, peut enfin se déployer. En quelques mois, sa carrière a connu un véritable tournant et, pour la première fois de sa vie, il fait exactement ce qui lui plaît. Il ne passe plus ses journées au service des autres, à obéir et à se taire, face à un producteur hystérique, à des chanteurs enfantins. Oublié les journées à attendre des groupes qui ne préviennent pas qu’ils auront six heures de retard. Oublié les séances d’enregistrement avec les chanteurs de variétés sur le retour ou ceux qui ont besoin de litres d’alcool et de dizaines de rails avant d’enchaîner une note. Paul passe ses nuits au studio, affamé de musique, d’idées nouvelles, de fous rires. Il ne laisse rien au hasard, corrige pendant des heures le son d’une caisse claire, un arrangement de batterie. « Louise est là ! » répète-t-il à sa femme, quand elle s’inquiète de leurs absences.