Quand Myriam est tombée enceinte, il était fou de joie, mais il prévenait ses amis qu’il ne voulait pas que sa vie change. Myriam s’est dit qu’il avait raison et elle a regardé son homme, si sportif, si beau, si indépendant, avec plus d’admiration encore. Il lui avait promis de veiller à ce que leur vie reste lumineuse, à ce qu’elle continue à leur réserver des surprises. « Nous ferons des voyages et nous prendrons le petit sous le bras. Tu deviendras un grand avocat, je produirai des artistes adulés et rien ne changera. » Ils ont fait semblant, ils ont lutté.
Dans les mois qui ont suivi la naissance de Mila, la vie est devenue une comédie un peu pathétique. Myriam cachait ses cernes et sa mélancolie. Elle avait peur de reconnaître qu’elle avait tout le temps sommeil. À cette époque, Paul s’est mis à lui demander : « À quoi tu penses ? » et à chaque fois elle avait envie de pleurer. Ils invitaient des amis chez eux et Myriam devait se retenir de les mettre dehors, de renverser la table, de s’enfermer à clé dans sa chambre. Les copains riaient, ils levaient leurs verres, Paul les resservait. Ils débattaient et Myriam craignait pour le sommeil de sa fille. Elle en aurait hurlé de fatigue.
À la naissance d’Adam, ça a été pire encore. La nuit où ils sont rentrés de la maternité, Myriam s’est endormie dans la chambre, le berceau transparent à côté d’elle. Paul ne trouvait pas le sommeil. Il lui semblait qu’une odeur étrange régnait dans l’appartement. La même odeur que dans les magasins d’animaux, sur les quais, où ils emmenaient parfois Mila le week-end. Une odeur de sécrétion et d’enfermement, de pisse séchée dans une litière. Cette odeur l’écœurait. Il s’est levé, a descendu les poubelles. Il a ouvert la fenêtre. Il s’est ensuite rendu compte que c’était Mila qui avait jeté tout ce qu’elle avait pu trouver dans les toilettes qui à présent débordaient et répandaient ce vent pourri dans l’appartement.
À cette époque, Paul s’est senti pris au piège, accablé d’obligations. Il s’est éteint, lui dont tout le monde admirait l’aisance, le rire tonitruant, la confiance en l’avenir. Lui, le grand échalas blond sur le passage de qui les filles se retournaient sans qu’il les remarque. Il a cessé d’avoir des idées folles, de proposer des week-ends à la montagne et des virées en voiture pour aller manger des huîtres sur la plage. Il a tempéré ses enthousiasmes. Dans les mois qui ont suivi la naissance d’Adam, il s’est mis à éviter la maison. Il inventait des rendez-vous et buvait des bières, seul, en cachette, dans un quartier éloigné de chez lui. Ses copains étaient devenus parents eux aussi, et la plupart avaient quitté Paris pour la banlieue, la province ou un pays chaud du sud de l’Europe. Pendant quelques mois, Paul est devenu puéril, irresponsable, ridicule. Il a eu des secrets et des envies d’évasion. Il n’avait d’ailleurs pas d’indulgence pour lui-même. Il mesurait bien à quel point son attitude était banale. Tout ce qu’il voulait, c’était ne pas rentrer chez lui, être libre, vivre encore, lui qui avait si peu vécu et qui s’en rendait compte trop tard. Les habits de père lui semblaient à la fois trop grands et trop tristes.
Mais c’était fait maintenant, il ne pouvait pas dire qu’il n’en voulait plus. Les enfants étaient là, aimés, adorés, jamais remis en cause, mais le doute s’était insinué partout. Les enfants, leur odeur, leurs gestes, leur désir de lui, tout cela l’émouvait à un point qu’il n’aurait pu décrire. Il avait envie, parfois, d’être enfant avec eux, de se mettre à leur hauteur, de fondre dans l’enfance. Quelque chose était mort et ce n’était pas seulement la jeunesse ou l’insouciance. Il n’était plus inutile. On avait besoin de lui et il allait devoir faire avec ça. En devenant père, il a acquis des principes et des certitudes, ce qu’il s’était juré de ne jamais avoir. Sa générosité est devenue relative. Ses engouements ont tiédi. Son univers s’est rétréci.
Louise est là à présent et Paul s’est remis à donner rendez-vous à sa femme. Un après-midi, il lui a envoyé un message. « Place des Petits-Pères. » Elle n’a pas répondu et il a trouvé son silence merveilleux. Comme une politesse, un silence d’amoureuse. Il est arrivé sur la place le cœur tremblant, avec un peu d’avance et d’inquiétude. « Elle viendra, bien sûr qu’elle viendra. » Elle est venue et ils se sont promenés sur les quais, comme ils le faisaient avant.
Il sait combien Louise leur est nécessaire mais il ne la supporte plus. Avec son physique de poupée, sa tête à claques, elle l’irrite, elle l’énerve. « Elle est si parfaite, si délicate, que j’en ressens parfois une forme d’écœurement », a-t-il un jour avoué à Myriam. Il a horreur de sa silhouette de fillette, de cette façon qu’elle a de disséquer chaque geste des enfants. Il méprise ses sombres théories sur l’éducation et ses méthodes de grand-mère. Il moque les photos qu’elle s’est mise à leur envoyer sur leur téléphone portable, dix fois par jour, sur lesquelles les enfants soulèvent en souriant leur assiette vide et où elle commente : « J’ai tout mangé. »
Depuis l’incident du maquillage, il lui parle le moins possible. Ce soir-là, il s’est même mis en tête de la renvoyer. Il a appelé Myriam pour en discuter avec elle. Elle était au bureau, elle n’avait pas le temps pour ça. Alors il a attendu qu’elle rentre et quand sa femme a poussé la porte, vers 11 heures, il lui a raconté la scène, la façon dont Louise l’avait regardé, son silence glaçant, sa morgue.
Myriam l’a raisonné. Elle a minimisé l’affaire. Elle lui a reproché d’avoir été trop dur, de s’être montré vexant. De toute façon, elles se liguent toujours contre lui, comme deux ourses. Quand il s’agit des enfants, elles le traitent parfois avec une hauteur qui le hérisse. Elles jouent de leur connivence de mères. Elles l’infantilisent.
Sylvie, la mère de Paul, s’est moquée d’eux. « Vous jouez les grands patrons avec votre gouvernante. Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop ? » Paul s’est vexé. Ses parents l’ont élevé dans la détestation de l’argent, du pouvoir et dans le respect un peu mièvre du plus petit que soi. Lui a toujours travaillé dans la décontraction, avec des gens dont il se sentait l’égal. Il a toujours tutoyé son boss. Il n’a jamais donné d’ordres. Mais Louise a fait de lui un patron. Il s’entend donner à sa femme des conseils méprisables. « Ne fais pas trop de concessions, sinon elle ne s’arrêtera jamais de réclamer », lui dit-il, le bras allongé, la main passant de son poignet à son épaule.
✩
Dans le bain, Myriam joue avec son fils. Elle le tient entre ses cuisses, le serre contre elle et le cajole au point qu’Adam finit par se débattre et par pleurer. Elle ne peut pas se retenir de couvrir de baisers son corps potelé, ce corps parfait d’angelot. Elle le regarde et se laisse envahir par une bouffée piquante d’amour maternel. Elle se dit que bientôt elle n’osera plus se mettre ainsi, nue contre lui. Que cela ne se fera plus. Et puis, plus vite qu’elle ne le croit, elle sera vieille et lui, cet enfant rieur et choyé, sera devenu un homme.
En le déshabillant, elle a remarqué deux traces étranges, sur son bras et sur son dos, à hauteur de l’épaule. Deux cicatrices rouges et presque effacées mais sur lesquelles on devine encore ce qui ressemble à des marques de dents. Elle pose sur la blessure de doux baisers. Elle tient son fils collé contre elle. Elle lui demande pardon et le console après coup de ce chagrin survenu en son absence.
Le lendemain matin, Myriam en parle à Louise. La nounou vient à peine d’entrer dans l’appartement. Elle n’a même pas eu le temps d’enlever son manteau que Myriam, déjà, tend vers elle le petit bras nu d’Adam. Louise ne paraît pas étonnée.