Chaque fois que Myriam voit Sylvie, le souvenir de cette soirée l’oppresse. Elle a eu la sensation, ce soir-là, d’être assaillie, jetée à terre et criblée de coups de poignard. Myriam gisait, les tripes découvertes, devant son mari. Elle n’a pas eu la force de se défendre contre des accusations qu’elle savait en partie vraies mais qu’elle considérait comme son lot et celui de beaucoup d’autres femmes. Pas un instant il n’y a eu de place pour l’indulgence ni pour la tendresse. Pas un seul conseil n’a été prodigué de mère à mère, de femme à femme.
Pendant le petit déjeuner, Myriam a le regard rivé sur son téléphone. Elle essaie désespérément de consulter ses mails mais le réseau est trop lent et elle est furieuse au point qu’elle pourrait jeter son portable contre le mur. Hystérique, elle menace Paul de rentrer à Paris. Sylvie soulève les sourcils, visiblement excédée. Elle rêvait pour son fils d’un autre genre de femme, plus douce, plus sportive, plus fantasque. Une fille qui aurait aimé la nature, les promenades en montagne et qui ne se serait pas plainte de l’inconfort de cette charmante maison.
Pendant longtemps, Sylvie a radoté, racontant toujours les mêmes histoires sur sa jeunesse, ses engagements passés, ses compagnons révolutionnaires. Avec l’âge, elle a appris à se tempérer. Elle a surtout compris que tout le monde se fiche de ses théories fumeuses sur ce monde de vendus, ce monde d’idiots finis nourris aux écrans et à la viande d’abattage. Elle, à leur âge, ne rêvait que de faire la révolution. « Nous étions un peu naïfs, quand même », avance Dominique, son mari, qui s’attriste de la voir malheureuse. « Naïfs peut-être mais on était moins cons. » Elle sait que son mari ne comprend rien aux idéaux qu’elle nourrit et que tous tournent en dérision. Il l’écoute gentiment confier ses déceptions et ses angoisses. Elle se lamente de voir ce que son fils est devenu — « C’était un petit garçon si libre, tu te souviens ? » —, un homme vivant sous le joug de sa femme, esclave de son appétit d’argent et de sa vanité. Elle a cru, longtemps, à une révolution menée par les deux sexes et dont serait né un monde bien différent de celui dans lequel grandissent ses petits-enfants. Un monde où l’on aurait eu le temps de vivre. « Ma chérie, tu es naïve. Les femmes, lui dit Dominique, sont des capitalistes comme les autres. »
Myriam fait les cent pas dans la cuisine, cramponnée à son téléphone. Dominique, pour détendre l’atmosphère, propose d’aller en promenade. Myriam, radoucie, couvre ses enfants de trois couches de pulls, d’écharpes et de gants. Une fois dehors, les pieds dans la neige, les petits courent, émerveillés. Sylvie a apporté deux vieilles luges, qui ont appartenu à Paul et à son frère Patrick quand ils étaient enfants. Myriam fait un effort pour ne pas s’inquiéter et elle regarde, le souffle coupé, les petits dévaler une pente.
« Ils vont se briser le cou », pense-t-elle, et elle en pleurerait. « Louise, elle, me comprendrait », ne cesse-t-elle de se répéter.
Paul s’enthousiasme, il encourage Mila qui lui fait de grands signes et qui dit : « Regarde, papa. Regarde comme je sais faire de la luge ! » Ils déjeunent dans une auberge charmante, où crépite un feu dans la cheminée. Ils s’installent à l’écart, contre une vitre à travers laquelle un soleil éclatant vient lécher les joues roses des enfants. Mila est volubile et les adultes rient des pitreries de la petite fille. Adam, pour une fois, mange avec grand appétit.
Ce soir-là, Myriam et Paul accompagnent les enfants, épuisés, dans leur chambre. Mila et Adam sont calmes, les membres fourbus, l’âme remplie de découvertes et de joie. Les parents s’attardent auprès d’eux. Paul est assis par terre et Myriam au bord du lit de sa fille. Elle rajuste avec douceur les couvertures, caresse ses cheveux. Pour la première fois depuis longtemps, les parents entonnent ensemble l’air d’une berceuse dont ils avaient appris les paroles par cœur à la naissance de Mila et qu’ils avaient l’habitude de lui chanter en duo quand elle était bébé. Les paupières des enfants sont fermées mais ils chantent encore pour le plaisir d’accompagner leurs rêves. Pour ne pas les quitter.
Paul n’ose pas le dire à sa femme mais, cette nuit-là, il se sent soulagé. Depuis qu’il est arrivé ici, un poids semble avoir disparu de sa poitrine. Dans un demi-sommeil, engourdi par le froid, il pense au retour à Paris. Il imagine son appartement comme un aquarium envahi d’algues pourrissantes, une fosse où l’air ne circulerait plus, où des animaux à la fourrure pelée tourneraient en rond en râlant.
Au retour, ces idées noires sont vite oubliées. Dans le salon, Louise a disposé un bouquet de dahlias. Le dîner est prêt, les draps sentent la lessive. Après une semaine dans des lits glacés, à manger sur la table de la cuisine des repas désordonnés, ils retrouvent avec bonheur leur confort familial. Impossible, pensent-ils, de se passer d’elle. Ils réagissent comme des enfants gâtés, des chats domestiques.
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Quelques heures après le départ de Paul et de Myriam, Louise revient sur ses pas et remonte la rue d’Hauteville. Elle entre dans l’appartement des Massé et elle rouvre les volets que Myriam avait fermés. Elle change tous les draps, vide les placards et nettoie les étagères. Elle secoue le vieux tapis berbère dont Myriam refuse de se défaire, passe l’aspirateur.
Son devoir accompli, elle s’assoit sur le canapé et somnole. Elle ne sort pas de toute la semaine et reste la journée entière dans le salon, la télévision allumée. Elle ne se couche jamais dans le lit de Paul et de Myriam. Elle vit sur le canapé. Pour ne rien dépenser, elle mange ce qu’elle trouve dans le frigidaire et entame un peu les réserves du cellier, dont Myriam n’a sans doute aucune idée.
Les émissions de cuisine succèdent aux informations, aux jeux, aux émissions de télé-réalité, à un talk-show qui la fait rire. Elle s’endort devant Enquêtes criminelles. Un soir, elle suit l’affaire d’un homme retrouvé mort dans son pavillon, à la sortie d’une petite ville de montagne. Les volets étaient fermés depuis des mois, la boîte aux lettres débordait et, pourtant, personne ne s’est demandé ce qu’était devenu le propriétaire de ce logement. Ce n’est qu’à l’occasion d’une évacuation du quartier que les pompiers ont fini par ouvrir la porte et découvrir le cadavre. Le corps était quasiment momifié, à cause de la fraîcheur de la pièce et de l’atmosphère confinée. À plusieurs reprises, la voix off insiste sur le fait que la date du décès n’a pu être établie que grâce aux yaourts se trouvant dans le frigidaire et dont la date de péremption remontait à plusieurs mois.
Un après-midi, Louise se réveille en sursaut. Elle a dormi de ce sommeil si lourd qu’on en sort triste, désorienté, le ventre plein de larmes. Un sommeil si profond, si noir, qu’on s’est vu mourir, qu’on est trempé d’une sueur glacée, paradoxalement épuisé. Elle s’agite, se redresse, se frappe le visage. Elle a si mal à la tête qu’elle peine à ouvrir les yeux. On pourrait presque entendre le bruit de son cœur qui cogne. Elle cherche ses chaussures. Elle glisse sur le parquet, pleure de rage. Elle est en retard. Les enfants vont l’attendre, l’école va appeler, le jardin d’enfants va prévenir Myriam de son absence. Comment a-t-elle pu s’endormir ? Comment a-t-elle pu être aussi imprévoyante ? Il faut qu’elle sorte, qu’elle coure mais elle ne trouve pas les clés de l’appartement. Elle cherche partout, finit par les apercevoir sur la cheminée. Déjà, elle est dans l’escalier, la porte de l’immeuble claque derrière elle. Dehors, elle a l’impression que tout le monde la regarde et elle dévale la rue, essoufflée, comme folle. Elle pose sa main sur son ventre, un point de côté lui fait affreusement mal mais elle ne ralentit pas.