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Il n’y a personne pour faire traverser la rue. D’habitude, il y a toujours quelqu’un, en gilet fluorescent, une petite pancarte à la main. Soit ce jeune homme édenté qu’elle soupçonne de sortir de prison, soit cette grande femme noire qui connaît les prénoms des enfants. Personne non plus devant l’école. Louise est seule, comme une idiote. Un goût aigre lui pique la langue, elle a envie de vomir. Les enfants ne sont pas là. Elle marche la tête basse à présent, en larmes. Les enfants sont en vacances. Elle est seule, elle a oublié. Elle se tape le front, paniquée.

Wafa l’appelle plusieurs fois par jour, « juste comme ça, pour discuter ». Un soir, elle propose de passer chez Louise. Ses patrons aussi sont partis en vacances et pour une fois, elle est libre de faire ce qu’elle veut. Louise se demande ce que Wafa lui trouve. Elle a du mal à croire qu’on puisse chercher sa compagnie avec tant d’ardeur. Mais son cauchemar de la veille la hante encore et elle accepte.

Elle donne rendez-vous à son amie en bas de l’immeuble des Massé. Dans le hall, Wafa parle fort de la surprise qu’elle cache là, dans ce grand sac en plastique tressé. Louise lui fait signe de se taire. Elle a peur qu’on les entende. Solennelle, elle gravit les étages et ouvre la porte de l’appartement. Le salon lui paraît triste à mourir et elle appuie ses paumes sur ses yeux. Elle a envie de rebrousser chemin, de pousser Wafa dans l’escalier, de revenir à la télévision qui crache sa rassurante pâtée d’images. Mais Wafa a posé son sac en plastique sur le plan de travail de la cuisine et elle en sort des sachets d’épices, un poulet et une de ses boîtes en verre dans lesquelles elle cache ses gâteaux au miel. « Je vais cuisiner pour toi, tu veux ? »

Pour la première fois de sa vie, Louise s’assoit sur le canapé et regarde quelqu’un cuisiner pour elle. Même enfant, elle ne se souvient pas d’avoir vu quelqu’un faire ça, juste pour elle, juste pour lui faire plaisir. Petite, elle mangeait le reste des plats des autres. On lui servait une soupe tiède le matin, une soupe réchauffée jour après jour, jusqu’à la dernière goutte. Elle devait la manger en entier malgré la graisse figée sur les bords de l’assiette, malgré ce goût de tomates sures, d’os rongé.

Wafa leur sert une vodka dans laquelle elle verse du jus de pomme glacé. « L’alcool, j’aime ça quand c’est sucré », dit-elle en faisant claquer son verre contre celui de Louise. Wafa est restée debout. Elle soulève les bibelots, regarde les rayons de la bibliothèque. Une photographie attire son attention.

« C’est toi là ? Tu es belle dans cette robe orange. » Sur le cliché, Louise, les cheveux lâchés, sourit. Elle est assise sur un muret et elle tient un enfant dans chaque bras. Myriam a insisté pour mettre cette photographie dans le salon, sur une des étagères. « Vous faites partie de la famille », a-t-elle dit à la nounou.

Louise se souvient très bien du moment où Paul a pris cette photo. Myriam était entrée dans une boutique de céramiques et elle avait du mal à se décider. Dans l’étroite rue commerçante, Louise gardait les enfants. Mila s’était mise debout sur le muret. Elle essayait d’attraper un chat gris. C’est à ce moment-là que Paul a dit : « Louise, les enfants, regardez-moi. La lumière est très belle. » Mila s’est assise contre Louise et Paul a crié : « Maintenant, souriez ! »

« Cette année, raconte Louise, nous allons retourner en Grèce. Là, à Sifnos », ajoute-t-elle, en montrant la photo du bout de son ongle peint. Ils n’en ont pas encore parlé mais Louise est certaine qu’ils iront à nouveau sur leur île, nager dans les eaux transparentes et dîner sur le port, à la lueur des bougies. Myriam fait des listes, explique-t-elle à Wafa, qui s’est assise par terre, aux pieds de son amie. Des listes, qui traînent dans le salon et jusque dans les draps de leur lit et sur lesquelles elle a inscrit qu’ils repartiront bientôt. Ils iront marcher dans les calanques. Ils attraperont des crabes, des oursins et des concombres de mer que Louise regardera se rétracter au fond d’un seau. Elle nagera, de plus en plus loin, et Adam cette année la rejoindra.

Et puis, la fin du séjour approchera. La veille du départ, ils iront sans doute dans ce restaurant que Myriam avait tant aimé et où la patronne avait fait choisir aux enfants des poissons encore vivants sur l’étal. Là, ils boiront un peu de vin et Louise leur annoncera sa décision de ne pas rentrer. « Je ne prendrai pas l’avion demain. Je vais vivre ici. » Évidemment, ils seront surpris. Ils ne la prendront pas au sérieux. Ils se mettront à rire, parce qu’ils auront trop bu ou qu’ils seront mal à l’aise. Et puis, face à la détermination de la nounou, ils s’inquiéteront. Ils essaieront de la raisonner. « Mais enfin, Louise, ça n’a aucun sens. Vous ne pouvez pas rester ici. Et de quoi est-ce que vous vivrez ? » Et là, ce sera au tour de Louise de rire.

« Bien sûr, j’ai pensé à l’hiver. » L’île, alors, change sans doute de visage. Cette roche sèche, ces massifs d’origan et de chardons doivent paraître hostiles dans la lumière de novembre. Il doit faire sombre, là-haut, quand s’abattent les premières averses. Mais elle n’en démord pas, personne ne lui fera faire le chemin du retour. Elle changera d’île, peut-être, mais elle ne reviendra pas en arrière.

« Ou bien je ne dirai rien. Je disparaîtrai d’un coup, comme ça », dit-elle en claquant des doigts.

Wafa écoute Louise parler de son projet. Elle imagine sans peine ces horizons bleus, ces ruelles pavées, ces bains matinaux. Elle en éprouve une terrible nostalgie. Le récit de Louise réveille des souvenirs, l’odeur piquante de l’Atlantique le soir sur la corniche, les levers de soleil auxquels toute la famille assistait pendant le ramadan. Mais Louise, brusquement, se met à rire et brise le songe dans lequel Wafa s’est égarée. Elle rit, comme une petite fille timide qui cache ses dents derrière ses doigts et elle tend la main à son amie qui vient s’asseoir près d’elle, sur le canapé. Elles lèvent leur verre et elles trinquent. Elles ressemblent à présent à deux jeunes filles, deux camarades d’école rendues complices par une plaisanterie, par un secret qu’elles se seraient confié. Deux enfants, perdues dans un décor d’adultes.

Wafa a des instincts de mère ou de sœur. Elle pense à lui faire boire un verre d’eau, à préparer un café, à lui faire manger quelque chose. Louise étend les jambes et croise les pieds sur la table. Wafa regarde la semelle sale de Louise, posée à côté de son verre, et elle se dit que son amie doit être ivre pour se comporter ainsi. Elle a toujours admiré les manières de Louise, ses gestes compassés et polis, qui pourraient la faire passer pour une vraie bourgeoise. Wafa pose ses pieds nus sur le rebord de la table. Et d’un ton grivois, elle demande :

« Peut-être que tu rencontreras quelqu’un sur ton île ? Un beau Grec, qui tomberait amoureux de toi.

— Oh non, lui répond Louise. Si je vais là-bas, c’est pour ne plus m’occuper de personne. Dormir quand je veux, manger ce dont j’ai envie. »